— L’interrogatoire de ces hommes vous a éclairé ? demande-t-il.
— Rien !
— Ah, lamente l’officier, pour un mystère c’est un mystère ! Venez donc prendre un autre punch.
Je m’apprête à céder à son invitation lorsqu’un grand bruit suivi d’un grand cri retentit. Nous courons le long de la coursive en direction du pont. Des marins cernent l’entrée du sas. Ça discute, ça gesticule…
Je fends la foule pour me pencher sur l’orifice. On ne distingue, au fond du puits, que la lumière immobile de la torche électrique. Aussitôt j’enjambe le rebord de métal et j’entreprends de dévaler l’escadrin de fer.
Parvenu au fond du sas je découvre Pinaud inanimé sur la trappe servant de plancher. Il a une guitare à l’équerre, ce qui prouve qu’elle est brisée. Il respire, mais son valdingue l’a estourbi vachement et il vagabonde présentement au pays du cirage noir.
— Il est mort ? me crie l’officier.
— Non, trouvez une corde assez longue pour qu’on puisse le remonter.
Je ramasse la loupiote qui, par miracle, ne s’est pas cassée, elle, et j’examine mon malheureux compagnon. M’est avis que l’enquête est râpée pour lui. Il porte une moche plaie à la calebasse et il est d’une pâleur de cire, et même de triste sire !
— Pinuche, appelé-je doucement ! Ça ne va pas, pépère ?
Niente ! Le silence !
Dieu merci, les cordages ne manquent pas sur un barlu et dix minutes plus tard mon pote est hissé sur le pont. On lui introduit le goulot d’une bouteille de rhum entre le râtelier et, tel le nouveau-né lorsqu’on a tranché le cordon qui lui permettait de vivre par personne interposée, voilà la Vieillasse qui tète. L’alcool le ranime. Il ouvre un vasistas poussiéreux et émet un cri de douleur.
— Et alors, voilà que tu exécutes le numéro des Cléran’s à toi tout seul, vieille Guenille bleue ? l’interpellé-je.
Plus vert qu’une pomme pas mûre posée sur un billard, qu’il est, Pinuche. Il a un spasme.
— Je souffre, bavoche-t-il.
Or, donc, précisément, le maître d’équipage que j’avais mandé pour mon usage personnel se pointe. Faut que je vous dise sans plus attendre qu’il s’agit d’une maîtresse d’équipage. J’ai déjà vu des grandes follingues en circulation, mais des comme cézigue jamais.
Grassouillet, avec des nichemards de cantinière, les cheveux longs et réunis en chignon, le postère qui se balade comme le balancier de votre horloge, du vert sur les paupières, du noir aux sourcils, un soupçon de rouge aux lèvres, des boucles d’oreilles et des chaussures à hauts talons. Marrant, ce bateau, vous ne trouvez pas ? Au cours de ma valeureuse existence j’ai appris à ne plus m’étonner de rien, pourtant je dois dire que cet équipage en délire me coupe le sifflet. Le maître d’équipage se penche sur Pinaud, le palpe délicatement et déclare un truc que Sertékuis me traduit aussitôt.
— Il a une double fracture de la jambe, une fracture du bassin et un traumatisme crânien.
Pour un début ça n’est pas si mal !
— Il y a un hôpital à Samothrace ? demandé-je.
— Oui.
— Alors aidez-moi à l’y conduire.
On amène un brancard. On y dépose le gémissant Pinuchet et, à grand-peine, on le descend dans la vedette automobile où Kessaclou se morfond.
Sertékuis et le maître d’équipage me font escorte. Le premier soutient la jambe brisée de la Vieillasse tandis que le second nettoie sa plaie à la tête.
— Que t’est-il arrivé ? demandé-je à mon cher vieux compagnon.
Il claque des dents à l’aide de son râtelier double corps à suspension hydraulique.
— Je remontais, et puis, à mi-hauteur, j’ai raté un échelon…
Il referme ses yeux que la souffrance révulse.
— C’est pas de chance, hein ?
— Non, lugubré-je, c’est vraiment pas de chance !
CHAPITRE V
DANS LEQUEL ÇA COMMENCE A CARBURER
Deux petites chattes, ces marines du Kavulom-Kavulos. La maîtresse d’équipage s’autorise à me faire de l’œil à travers ses longs cils, tandis que Sertékuis s’amuse à me glaglater le bout du lobe.
C’est gentil à elles de me tenir compagnie dans la salle d’attente de l’hôpital de Samothrace pendant qu’un chirurgien opère le tendre Pinaud.
Je me dis que je pourrais peut-être questionner le maître d’équipage comme j’en avais primitivement l’intention.
Mais pas moyen de parler sérieusement avec ces deux folles. Elles en avaient classe d’être consignées à bord et cette récréation inattendue les survolte.
— Ecoute, joli cœur, dis-je à Sertékuis. La gaudriole est une chose, mais le turbin en est une autre. Tu vas demander à ton pote de me répondre, sinon je vais me montrer désagréable.
Ma sévérité ramène un peu de sérieux chez les linottes.
— Primo, fais-je, à bord de quel bateau américain naviguaient Olimpiakokatris et Tédonksikon ?
Mine de rien, cette mouche de Kessaclou se rapproche. Je l’avais oublié, celui-là. Je lui montre la lourde d’un geste autoritaire.
— Ça vous ennuierait d’aller vérifier dehors si le soleil se couche bien à l’ouest, ce soir ? lui lancé-je.
Il commence à prendre l’habitude de ces évictions. Il ne s’insurge même plus. Avouez qu’il manque de nouilles au bord du fion, le pauvre biquet. Etre interprète et avoir à me driver auprès de gens qui causent la langue de Molière aussi bien que moi, c’est un truc à vous filer des idées de chômage dans le bulbe. Il sort d’un pas à la fois traînant, feutré et nostalgique.
— Réponse ? fais-je à Sertékuis.
Cégnace me redresse le nœud de cravetouze, puis me tapote le revers.
— Ils étaient à bord du Good Luck To You, me renseigne-t-il.
— Qu’est-ce que c’est que cette bête ?
— Un yacht appartenant à une vieille actrice américaine, Barbara Slip, vous devez connaître ?
— Si je connais ! Qui ne la connaît, à part vous peut-être, bande d’endoffés. Une gloire du muet ! La reine d’Hollywood ! Seize fois mariée à seize milliardaires. Lorsque le cinoche se mit à causer elle dut se retirer des studios car elle était bègue. Pendant plusieurs années elle joua à la ville les Garbo, s’enveloppant dans les voiles (assez transparents) du mystère. Et puis, à la fin de la guerre, elle n’y tint plus et commandita un grand film en stéthoscope-douleurs dans lequel elle tenait le rôle d’une grand-mère dont le petit-fils est bègue. Afin de ne pas complexer le chiare elle se force à bégayer et exige de ses larbins qu’ils bégayassent aussi. Le film s’appelait en français : Je te le le et il est sorti en exclusivité dans un cinéma de La Muette.
La critique n’avait pas été tendre et Barbara Slip, ulcérée, se retira définitivement de la vie artistique.
— Que faisaient-ils à bord du Kavulom-Kavulos ? poursuis-je.
— La manœuvre courante.
— Ce sont des types sympathiques ?
Il secoue la tête en faisant la grimace du monsieur chargé d’exprimer les méfaits d’une vésicule biliaire bouffée aux mites.
— Des brutes, avoue-t-il.
Il baisse la voix.
— Tout à l’heure, vous avez demandé aux deux marins s’ils avaient participé au chargement de la « Victoire », je peux vous dire que ce sont Olimpiakokatris et Tédonksikon qui se sont chargés de la manœuvre à Marseille.
Je bondis.
— Hein ?
— Parfaitement, minaude la rapporteuse.
Je revois la scène telle que nous l’a restituée le journal télévisé. Des oriflammes grecques et françaises garnissaient le pont et l’ouverture de la cale était cernée par des draperies aux couleurs des deux nations.