— Vous me plaisez infiniment, cher Antoine, gazouille-t-elle. Je me promets beaucoup de plaisir de notre rencontre.
Ce sont là des promesses qui n’engagent que sa propre responsabilité. Je suis encore en train de me demander de quelle manière savante et diplomatique je vais pouvoir me tirer de ce mauvais pas sans vexer Mme Cent-Dix-Berges lorsque Ambistrouyan rapplique, le masque crispé par une intense préoccupation.
M. Léopold, malgré l’attention dont il est l’objet de la part de ces dames, lui lance un regard interrogateur. Ambistrouyan s’approche de lui et lui vaporise le tympan avec des mots que je ne comprends pas. M. Léopold branle le chef. Puis Ambistrouyan frappe dans ses mains et les dames retirent les leurs du secteur privé où elles les avaient fourvoyées.
— Mes lapins, fait l’Arménien, je suis obligé de rentrer à Lyon pour une affaire importante et urgente. Je vous propose de venir continuer la soirée au Mistigri.
Ils n’ont rien contre, sauf la mère Soubise qui déclare :
— Je suis lasse et je n’ai pas envie de sortir. Partez tous, M. Antoine me tiendra compagnie…
La v’là bien, les gars, la phase critique que je redoutais. Si je ne fais pas gaffe à ma vertu elle va en prendre un coup, pas plus tard que dans pas longtemps.
Le suifeux s’approche alors de mon hôtesse et se met à lui chuchoter des trucs dans le conduit. La vioque glousse comme une pintade enrhumée à laquelle monsieur pintade proposerait une partie de plumes retroussées.
— Eh bien c’est entendu, j’y vais aussi ! déclare-t-elle.
Et à moi, en coulant sa gentille menotte de momie dans ma paluche :
— Vous conduirez ma voiture, n’est-ce pas, cher Antoine ?
— Tout ce qu’il y a de volontiers, assuré-je, charmé par l’idée de ce sursis miraculeux.
C’est pas qu’Ambistrouyan me soit sympa, mais je l’embrasserais sans me désinfecter les lèvres tant je lui suis reconnaissant de m’avoir tiré de ce mauvais pas.
Dix minutes plus mieux tard, comme dirait Béru (lequel, à l’heure où que je vous cause, doit continuer de palabrer au Troquet de la Mairie) nous pédalons en direction de Lyon.
Il est minuit, docteur Schweitzer, lorsque nous y arrivons. La ville roupille. Les rues sont vides et peu de lumières brillent dans les hautes façades sévères. Le Rhône et la Saône continuent de couler et de flirter du côté de La Mulatière. Il fait une bath noye.
Le Mistigri, la boîte d’Ambistrouyan, est situé dans une petite rue du centre. Il ne se distingue de la quincaillerie d’à côté que par une enseigne au néon maigrichonne dont la clarté vacille comme le regard d’un sacristain en train de mentir à son curé. Nous franchissons une porte, puis deux, puis trois, on suit un couloir et on débarque dans une pièce meublée de tonneaux et chichement éclairée par des bougies piquées dans des goulots de bouteille. Sur une estrade grande comme l’emballage d’une machine à éplucher les salsifis, une dame décolletée jusqu’aux chevilles chante un grand succès du jour intitulé T’as qu’à t’asseoir dessus, ça se verra pas.
Cinq ou six personnes déguisées en Lyonnais somnolent en l’écoutant. Ce sont les noctambules de la laborieuse cité.
Ambistrouyan nous confie à un loufiat fringué à la scène comme à la ville par les Petites Sœurs des pauvres. On nous amène du champ’ extrêmement convenable et que nous éclusons dans un brouhaha qui couvre les lamentations de la chanteuse.
À la fin, vexée par notre raffut, la goualeuse finit par se faire la paire. Son pianiste qui roupille sur son clavier universel ne s’aperçoit pas de sa disparition et continue de jouer. Son interprétation ressemble au pas fatigué d’un cheval de corbillard grimpant le Galibier.
Votre San-Antonio devient soudain très morose. Il se demande, le pauvre chou, ce qu’il est venu fiche au milieu de ces idiots. C’est marrant comme il est des êtres en compagnie desquels on s’ennuie. C’est dû à quoi, à votre avis ? Ça n’est pas fatalement une question d’intelligence : à preuve, je ne me fais jamais tartir avec Béru, et pourtant on ne peut pas dire qu’il pulvérise le record d’Einstein. Je trouve les trois filles insipides, leurs compagnons antipathiques jusqu’à la nausée et la mère Soubise plus déprimante qu’une marche funèbre jouée à l’harmonica par un boy-scout.
Après une demi-plombe d’absence, Ambistrouyan refait surface. Il semble radieux. Il fait ramener du roteux et ordonne à son personnel de préparer une gratinée. Tout cela pourrait être amusant, mais c’est triste, triste à vous faire regretter un dimanche pluvieux dans la banlieue de Londres.
Lola maintenant embrasse Berthy sur la bouche. Ces dames donneraient dans le gigot à l’ail que ça ne me surprendrait point. Je me convoque d’urgence pour une conférence secrète d’où il appert que je suis une patate. Car enfin, de deux choses l’une ; ou ces gars ont trempé dans l’affaire de Grangognant et je vois mal ce que je branle à boire du champ’ avec eux au lieu de leur faire le grand jeu, ou ils n’ont pas trempé dedans et je vois encore plus mal ce que je maquille en leur triste compagnie. Deux heures passent.
On se farcit la soupe gratinée, encore du champ’, puis du whisky pour faire passer le goût du champ’ et enfin du beaujolais pour chasser celui du scotch. Les ultimes clients sont partis, chassés par l’heure tardive. Maintenant la salle est vide et tout le monde est beurré, y compris moi-même. J’ai la calbombe qui s’est déguisée en turboréacteur.
— Si on rentrait ? je susurre à l’oreille de Léo.
— J’allais te le proposer, mon chéri, rétorque-t-elle du tac au tac, comme une mitrailleuse bien huilée.
J’en ai la pomme d’Adam qui se déguise en fille d’Ève et qui s’en va caïn-caha dans mon œsophage à tiroir. Léo possède une vieille bagnole anglaise, noire, carrée, avec des coussins capitonnés, l’eau chaude (dans le radiateur) et le gaz (d’échappement). C’est un chouette petit appartement, idéal pour deux personnes et qui ne dépense que soixante-quatre litres aux cent.
Faut un marchepied pour s’y jucher, tant elle est haute sur pattes. Mais une fois qu’on y est vautré, on s’y sent comme chez soi.
— Ces petits polissons m’ont donné la migraine, déclare Léo. Je voudrais trouver une pharmacie de garde pour y acheter du Spritzblock-Consternant, c’est radical.
Que ce soit radical, dans la ville du président Herriot, n’est pas fait pour me surprendre.
J’emprunte (avec l’intention bien arrêtée de la rendre) la rue de la Ré[4] et je finis par repérer un pharmago open.
— Ne bougez pas, j’y vais, m’empressé-je.
Tous les prétextes me sont bons pour m’éloigner de Léocadie Soubise. Dans la bagnole, son parfum est beaucoup plus insistant. Il me donne mal au caillou.
Je pénètre chez le potard, un monsieur à la trogne violacée qui ne doit pas picoler du sirop d’orgeat. Il a un blaze épais comme une poignée de main de déménageur et les paupières au maigre de jambon. J’achète un tube géant de Spritzblock-Consternant et je sollicite en outre trois comprimés d’aspirine, car mon mal de tronche ne fait que croître et embellir.
Je les avale courageusement, mais ne puis retenir une grimace.
— Voulez-vous un petit coup de juliénas pour faire passer ? suggère le marchand de purges.
J’ai idée que Bérurier lui confierait sa clientèle s’il habitait la patrie d’Ampère. Je remercie le complaisant bonhomme et je vais rejoindre Léo. La bonne dame s’est endormie. À son âge, les veilles ne sont pas à conseiller. Elle va paumer son teint de jeune fille, la cantatrice !
Je démarre sur la pointe des pieds afin de ne pas la réveiller. Si elle pouvait en écraser jusqu’à Grangognant, ce serait au poil. Je roule molo, en négociant bien mes virages comme disent les radio-reporters. Mais comme nous grimpons la côte de Champagne (de circonstance après tout le Moët et Chandon avalé), Léo glisse sur le dossier du siège et me tombe sur l’épaule. Je cherche à la refouler d’un geste coulé ; au lieu de se réveiller, elle s’abat en avant. Je m’aperçois alors qu’elle a un énorme tournevis piqué entre les deux épaules comme un couteau à beurre dans une motte de margarine. Je freine sauvage et je range mon carrosse le long du trottoir. J’ai la pensarde qui s’enclenche mal, mon système neuro-végétatif se met à végéter, les gars.
4
Diminutif donné à la rue de la République par les Lyonnais. C’est l’artère principale de Lyon.