Pendant un centième de seconde au moins, et peut-être un peu plus, je me demande si je ne suis pas plus naze que je pensais. Mais non, la réalité est là : Léo a rendu son âme à Dieu et ne rechantera jamais, pas même à son enterrement. M’est avis qu’un petit dégourdi a profité de ma visite au pharmago pour assaisonner la vieille. Ça me navre, et pourtant je n’arrive pas à être vraiment emmaverdavé tout à fait. J’ai le goût du triomphe aux lèvres. Ainsi, une fois de plus, San-Antonio, l’homme qui remplace la vitamine B12, avait vu juste : la vieille était mouillée dans l’affaire de Grangognant !
Je fais demi-tour et, comme par magie, la côte se transforme en descente, c’est vous dire si je suis doué. Je bombe jusqu’aux services de la succursale Poultock, rue Vauban. Je stoppe mon bahut dans un coin sombre et je me catapulte à la Grande Taule. Un gros flic gonflé au beaujolpif est en train de saucissonner derrière son rade. Il lui reste six dents sur le devant de la balustrade. Mais faut voir comment qu’il les emploie, ses ultimes ratiches, le frère ! Il se cogne un morcif de rosette gros comme un avant-bras de catcheur et boit un kil de rouquin pour faire passer le blot. Ayant fait, il replie son Opinel, le glisse dans sa poche, s’essuie les lèvres et fait claquer sa langue comme un charretier fait claquer son fouet.
— Ça va mieux, me dit-il en hochant la tête.
J’ai assisté au spectacle avec une patience méritoire.
— Vous venez à propos de quoi ? demande-t-il.
— Je voudrais voir le commissaire Frachet, dis-je.
— Il est pas de permanence !
— Alors le commissaire Griffon.
— Lui non plus.
— L’inspecteur Javer.
— Vous tombez bien : l’est en haut. Qui dois-je annoncer ?
— Commissaire San-Antonio !
Il pâlit, se dresse, rectifie la position, bombe le torse, ce qui fait péter la boucle de son ceinturon, et s’écrie :
— C’est donc vous, monsieur le commissaire ! Depuis le temps que j’en entends causer !
Il se catapulte hors de son guichet et, ce faisant, renverse quatre pots de beaujolais qui se trouvaient là pour sa nuitée. Sans prendre la peine de les relever, il me précède dans les étages. Il toque à une lourde tout en m’adressant un clin d’yeux prometteur. Une voix faite pour annoncer les cours de la marée nous conseille d’entrer. Nous obtempérons.
— C’est pas le moment de faire ch… le marin ! dit la même voix.
Comme quoi je ne me gourais pas tellement en l’associant à la marée. La pièce est enfumée comme un terrier de renard. Pas la peine de me faire un dessin, j’ai tout pigé. On est en train de dresser le couvert à un monsieur et on le prie de se mettre à table. Deux inspecteurs, dont Javer, en bras de chemise, la cravate défaite, le cheveu collé par la sueur, sont en train de chambrer un quidam pas frais, à l’œil comme une prunelle de merlan congelé. Suivant la tradition, le patient a la lumière d’un réflecteur dans la poire et il reçoit la fumée des cigarettes dans les trous de naze, car messieurs les poulardins ont visionné des films édifiants sur l’art et la manière de rendre les carpes loquaces.
— Monsieur l’inspecteur, bredouille l’agent Gradubide, c’est le commissaire San-Antonio.
Du coup, mes collègues lyonnais arrêtent la séance. Le malfrat qu’ils « questionnent » lui-même tourne la tronche de mon côté. Javer se précipite, les francforts largement tendus.
— Pas possible ! Eh bien, pour une surprise…
Présentation à son collègue, l’inspecteur Naicreut. On se re-congratule.
— Je m’excuse de vous déranger, dis-je. Vous voilà en plein turbin ?
Histoire de me montrer qu’il a des manières, Javer file un ramponneau dans la housse à crocs du pas frais. Ce dernier éternue une incisive et bredouille qu’il a rien fait.
— On en recausera, promet Javer.
Je lui fais signe de m’accorder un entretien extrêmement particulier, et le digne garçon me pilote dans le burlingue voisin. Javer est un grand master avec des épaules taillées dans la masse, des cheveux blonds et un menton comme un butoir de train.
— Vous avez des ennuis ? me dit-il d’une voix déjà compatissante.
— Sur les bords et dans les régions limitrophes, lui fais-je. Vous avez entendu parler d’une certaine Léocadie Soubise ?
— L’ancienne chanteuse ?
— Elle-même. Elle a avalé son extrait de naissance…
— C’est de son âge, rigole Javer, elle devait avoir au moins quatre-vingts ans. Si je vous disais qu’au temps de ma grand-mère elle était déjà pensionnaire à l’Opéra. Elle a eu une embolie ?
— Non : un tournevis dans le cœur.
— Quoi ! s’égosille le matuche.
— Quelqu’un a dû vouloir régler son ralenti, et puis il a oublié son outil dans le carburateur…
Je lui narre les circonstances du meurtre. Javer n’en revient pas plus que n’en est revenue la pauvre Léo.
— Eh bien, murmure-t-il, ça va faire sensation dans Lyon, les copains du Progrès vont jouer « Cinq colonnes à la une », je vous l’annonce !
— Je m’en doute, et je me réjouis pour eux, assuré-je cyniquement, seulement j’aimerais bien qu’on écrase le coup à mon sujet, si vous voyez ce que je veux dire ? Je n’ai rien contre la publicité, mais en ce moment elle me gênerait sous les bras.
Il se gratte le crâne.
— Les journalistes d’ici sont des gentlemen, assure-t-il ; si on leur demande d’éponger, ils épongeront. Où est le corps ?
— En bas, dans la bagnole. Je pense qu’on pourrait mettre sur pied la version suivante : un mystérieux Monsieur X vous a téléphoné en pleine notche pour vous dire qu’il y avait un cadavre de femme dans une voiture, à vingt mètres de la maison Dreauper. O.K. ?
Je m’empresse d’ajouter, devant son peu d’empressement :
— Bien entendu, en haut lieu vous serez couvert…
Son visage s’éclaire comme la façade d’un cinéma.
— Je ne demande qu’à vous aider, monsieur le commissaire !
Il rabat ses manches roulées, enfile sa veste, remonte son nœud de cravtouze jusqu’à sa glotte et me suit.
En bas, l’agent Gradubide a battu le tam-tam pour annoncer ma présence dans les murs de la succursale Viens-Poupoule et ils sont une bonne demi-douzaine de poultocks rangés dans le hall comme à la parade. Je leur virgule mon sourire vedette de first classe entretenu par Colgate, style grand seigneur modeste. Ces messieurs branlent le chef sur mon passage en regardant la poussière que soulève ma traîne de brocart. Nous voici dehors. La nuit fraîchit, le jour pointit et, pour respecter la tradition, un très léger brouillard flotte au-dessus du Rhône proche.
Je fais vingt pas en compagnie de Javer, puis je m’arrête, avec dans le buffet un palpitant qui se détraque. Ouvrez toutes grandes vos portugaises, mes chéries, et essayez de bien piger ce que j’ai l’honneur et l’avantage de vous annoncer : la chignole de dame Soubise n’est plus là ! Vous avez bien lu ? Ça s’écrit comme ça se prononce (apostolique). La vieille calèche anglaise et sa plus vieille encore passagère se sont volatilisées. Je serais seulâbre devant un tel phénomène, je crois que je l’encaisserais un peu mieux. Mais en compagnie de Javer, je me sens plus d’affinité avec une crêpe mal cuite qu’avec les Essais de Montaigne.