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Je réponds : « Merci bien, c’est très intéressant », et je convoque toute mon énergie pour une enquête dont le moins qu’on puisse en dire est qu’elle n’est pas piquée des vers à soie.

— Que décidez-vous ? demande Javer.

Je me gratte la nuque.

— Est-ce la proximité du lac du Bourget ? murmuré-je, toujours est-il que je me sens lamartinien en diable. « Ô temps, suspends ton vol ! » Faites exactement comme si je ne vous avais rien dit, cher ami !

— Mais…

— À midi je serai de retour pour une conférence avec le boss ; mais jusqu’à ce moment-là, je conserve les pleins pouvoirs…

Vous avez déjà pigé, j’espère, vous qui me connaissez un chouïa, que je viens de prendre le mors aux dents. Des coups fourrés de ce genre m’asticotent les étagères à mégots.

Je mate l’heure au beffroi de mon oignon. Le cadran lumineux annonce quatre heures en chiffres romains. J’ai huit plombes pour clarifier un brin la situation.

— Peut-on me conduire dans le quartier Perrache ? demandé-je, je voudrais reprendre ma tire au garage où je l’ai remisée…

* * *

Lorsque je me retrouve au volant de mon coupé Jag, type E, je reprends confiance en mon étoile. Rien de tel que de piloter un petit monstre de cette sorte pour se donner de l’énergie. Je drive mon obus à roulettes jusqu’au Mistigri. L’enseigne est éteinte. Des poubelles pleines d’équevilles[5] bordent le trottoir.

Un ouvrier lesté d’une musette rebondie passe à vélo en sifflotant. Je pousse la porte d’allée[6] qui n’est pas fermée et je vais dans une lumière de cave jusqu’à une petite entrée latérale sur laquelle on a écrit « Mistigri Service ». À la craie orange. La lourde est en fer rouillé. Une serrure de sûreté la verrouille. Seulement, vous le savez, mon petit sésame se moque de ce genre d’obstacle comme d’une tirelire d’épicerie. Le temps pour un bègue de compter jusqu’à trente, je suis dans la forteresse.

Je débouche dans une sorte d’espèce d’arrière-boutique où s’entassent des caisses d’eau minérale et des cartons de champagne. Je fais jouer ma loupiote portable. Deux autres portes se proposent à mes investigations. Celle de gauche donne dans la salle, celle de droite dans la partie service. C’est cette dernière qui me plaît le mieux.

Toujours précédé du faisceau lumineux de ma loupiote, je traverse un office cradingue, encombré de vaisselle sale, puis je passe sur un palier carrelé de tomettes ébréchées.

L’escalier de bois sent le rance. On ne croirait jamais qu’il dessert les communs d’un cabaret de nuit. On est loin des boîtes de Las Vegas, les gars ! Je me le gravis gravement et bravement car chaque marche branle comme la dernière dent d’une centenaire qui vient de bouffer des lentilles mal triées. Au premier étage, une porte laisse filtrer le rai de lumière qu’on trouve dans tous les bons romans policiers qui se respectent, et même dans ceux qui ne se respectent pas.

Je tends l’oreille, mais aucun bruit ne me parvenant, je m’enhardis et m’approche de la lourde. Le trou de la serrure est gothique. J’y cloque mon œil droit, le meilleur. Ce que j’aperçois ferait dresser des cheveux sur la tête d’un hanneton : Ambistrouyan en grande tenue d’Adam est au plumard avec la môme Berthy et sa chanteuse enrouée. Ces dames ont mis leur costume d’Ève des grands soirs. J’ai idée qu’une chouette séance de fignedé à ressort vient d’avoir lieu, car le trio est passablement essoufflé. À l’instant précis où je vais actionner le loquet de la porte, une sonnerie éclate à l’étage au-dessous.

Voilà bien ma veine ! Prompt comme un éclair qui ne serait pas au chocolat, je dévale l’escalier. Une fois en bas, je pénètre dans la cuistance, j’éteins ma calbombe et je fais de louables efforts pour mettre un silencieux à ma respiration. L’escalier craque comme un barlu bouffé aux mites par gros temps. Faut dire que l’Arménien pèse son poids de saindoux ! Il est toujours à poil. Les Carillons sans joie, c’est ce que j’aperçois par l’entrebâillement. Il passe à quelques centimètres de moi et va jusqu’au bar. La sonnerie a continué. Ambistrouyan décroche, ce qui fait éternuer, semble-t-il, le timbre d’appel.

— Allô ! fait-il, car c’est un monsieur qui sait prendre des initiatives lorsqu’il le faut.

Un instant assez long s’écoule. Le patron du Mistigri doit se farcir le grand blabla que lui vaporise son interlocuteur. Il se contente de grogner de temps à autre. Puis l’entretien se termine brusquement, sans que l’Arménien ait proféré le moindre mot intelligible. Il raccroche sèchement. Je m’attends à le voir radiner, mais rien ne se produit. C’est le silence. J’attends une douzaine de secondes et je hasarde mon physique de théâtre par l’encadrement. Le suifeux est à poil devant la porte de fer donnant sur l’entrée de l’immeuble. J’ai laissé celle-ci ouverte pour assurer mes arrières et ça choque cruellement notre homme qui doit se demander si ses sens carburent mal. Tout en étudiant la question, il se gratte le dargeot. Je ne veux pas vous berlurer, mes mignonnes, mais le spectacle est de qualité. Ça vaut son et lumière à Versailles, croyez-moi ! À loilpé, Ambistrouyan fait plus gros qu’habillé. Il a la brioche ronde et tombante. Avec ses tifs gras décoiffés et sa barbe du petit matin il ressemble à un gorille obèse. Il se décide enfin à repousser la lourde. Comme il fait demi-tour pour regrimper l’escadrin, il se trouve face à face avec l’adorable, l’irrésistible, le surprenant, le merveilleux San-Antonio.

Sa bouche aux lèvres épaisses comme des escalopes s’ouvre, découvrant une langue de bœuf tapissée d’une salive mousseuse. Je lui cligne de l’œil aimablement et, sans une parole, je lui place mon crochet du droit 44 bis, celui qui a fait passer le hoquet au champion d’Europe de catch toutes catégories et guéri la migraine chronique d’une tête de cheval aux haricots rouges. Il prend ma pincée de cartilages au menton, hoche la tête et s’écroule. Pourquoi ai-je agi de la sorte ? Impossible de vous l’expliquer. Après une nuit blanche riche en émotions, on se contrôle mal ; l’instinct prend le dessus et il faut bon gré mal gré lui obéir, non ? Je mate le corps inanimé d’Ambistrouyan. J’en suis brusquement embarrassé. C’est comme si la Samaritaine de Luxe me livrait trois douzaines de machines à laver. Qu’en faire ? Je chope la paire de menottes qui encombre toujours mes vagues et je les passe au taulier après avoir glissé la chaînette d’acier derrière le tuyau du chauffage central. C’est un procédé assez classique, mais je n’ai pas le temps de raffiner. Certain que ce digne garçon ne se tirera pas de chez lui, je monte l’escalier et j’entre délibérément dans la piaule. La chanteuse vient de s’endormir, mais ma petite amie Berthy m’aperçoit et trois rides en V forment aussitôt une escadrille sur son front.

— Par exemple ! dit-elle.

Je referme la porte d’un coup de talon. La chanteuse rouvre ses jolis yeux et tressaille.

— Qui c’est ? articule-t-elle péniblement.

— Tu le reconnais pas ? Il était avec nous ce soir, fait la brune Berthy.

Et à moi :

— Vous avez plaqué Léo ?

— C’est plutôt elle qui m’a plaqué !

— Ça m’étonnerait, sourit la gosse, vous aviez l’air d’être drôlement son genre.

— Son genre, à c’t’heure, ce serait plutôt l’archange saint Michel, dis-je en m’asseyant sur le bord du lit.

Elle ajoute un V de plus à ceux qui lui tapissent le pignon Nord.

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5

Mot du folklore lyonnais pour désigner les ordures ménagères.

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6

À Lyon, un porche s’appelle une porte d’allée.