— Hier soir, chez la mère Soubise, l’Arménien a reçu un coup de tube de la part d’un certain Fred… Ç’a été le signal du départ… Ce Fred connaissait donc le numéro de Léo ?
— J’ai pensé qu’Ambistrouyan le lui avait donné.
— Léo ne voulait pas venir, Ambi s’est penché sur elle et lui a chuchoté quelque chose qui l’a décidée. Qu’était-ce ?
Il hausse les épaules.
— Je ne le sais pas, parole d’homme !
Il ajoute :
— Pourquoi ne demanderiez-vous pas à Jérôme, peut-être sait-il…
— J’allais justement te réclamer son adresse, gars !
Il me la donne. Le gars loge rue Molière, pas très loin d’ici. Et pas très loin de la Sûreté non plus. Ça peut faciliter les choses.
— Fringue-toi ! enjoins-je à Léopold.
— Vous m’arrêtez ? balbutie le chpountz.
— Y a que Le Progrès qu’on n’arrête pas, la preuve : il vient de fêter son centenaire !
Il passe dans sa chambre, tête basse. Je l’y suis. C’est une pièce de vieux garçon, avec des meubles d’une autre époque, des cadres en bois noir truffés de photos jaunies, des napperons brodés, des opalines et des saxes…
— Je peux me raser ? balbutie-t-il.
— Pas la peine, là où je t’emmène y a pas de souris à séduire, mais seulement des rats. Mets ton falzar et ton dentier, Léopold, ça suffira à ton standing.
Je confie Léopold à l’inspecteur Javer en lui recommandant de se le mettre au frais. Il n’a pas de nouvelles de la bagnole disparue non plus que de son macabre chargement.
— Ça marche, de votre côté ? me demande-t-il avec un très léger sourire.
— On ne peut mieux, assuré-je.
Culotté, votre San-A., hein, mes belles ? Faut s’y faire : je suis comme ça ! La môme Berthy, hébétée, m’attend dans la Jag.
En voilà une qui n’a pas besoin de s’acheter une boîte d’amorphes ce matin. On dirait qu’on l’a fait bouillir dans de l’eau de Javel.
— Maintenant on continue la petite tournée d’inspection ! lancé-je. J’espère que l’ami Jérôme en sait plus long que Léopold sur le mystérieux Fred.
Car, dans ma Ford intérieure, mes lapins, je suis convaincu que c’est Fred qui a dessoudé Soubise et Ambistrouyan. La raison de ce carnage ? C’est précisément ce que je compte lui demander. Et c’est pourquoi il importe que je le retrouve d’urgence et plus vite que ça.
Moins bourgeois que son copain Léopold, Jérôme crèche sous les toits. Dans sa taule, les gogues sont sur le palier et faut descendre deux étages pour avoir l’eau courante. Une dame d’un certain âge, bien sous tous les rapports, avec une jolie moustache frisée et des lunettes plus épaisses que des culs de bouteille, remonte en ahanant, ce qui est plus pénible qu’en ascenseur, avec un arrosoir à chaque main. Elle s’efface contre le mur pour nous laisser le passage. J’ai droit à trente centilitres de flotte dans chacun de mes escarpins.
— Voulez-vous me permettre de vous hisser ces brocs ? proposé-je.
Avec l’accent de la mère Cottivet[7], la dame m’assure de sa reconnaissance infinie, me fait part de sa surprise devant tant de galanterie et, s’essuyant le front d’un revers de manche, déclare qu’elle est « toute mouillée de chaud ». Cet effort lui est d’autant plus pénible qu’aujourd’hui elle va « tout d’une fesse ». Ce mauvais état de santé est la conséquence d’une promenade faite sous la pluie alors qu’il « en tombait comme qui-la-jette ».
Elle se tait pour reprendre son souffle et j’en profite pour lui demander si M. Jérôme est chez lui. Elle me répond qu’elle ne pense pas, vu que tout à l’heure, tandis qu’elle se levait, elle a entendu claquer sa porte.
La voici parvenue à destination. Elle reprend ses arrosoirs et rentre sa provision d’H2O dans son logis. Je toque à la porte voisine. Celle-ci est peinte en brun ouatère et une carte de visite y est punaisée : « Jérôme K. Jairhaume », lis-je.
On ne répond pas à mon heurt, ce qui m’incite à penser que la binoclarde d’à côté ne s’est pas trompée : Jérôme a quitté son domicile. A-t-il eu vent de quelque chose ? A-t-il trempé dans les deux meurtres ?
— On s’en va ? demande Berthy.
Minute papillon ! San-Antonio, sur le sentier de la guerre, n’abandonne pas le terrain sans l’avoir défriché. À moi sésame ! Et la porte s’ouvre. Pas en grand, car le cadavre de Jérôme se trouve juste derrière. On lui a souhaité sa fête avec un marteau. Il a la moitié de la frime cassée, littéralement cassée.
Berthy, qui a passé la tête à l’intérieur, pousse un cri. La voilà qui s’évanouit. Faut dire qu’il y a de quoi. Alertée, la voisine radine.
— Que se passe-t-il ? J’ai entendu crier.
— C’est ma fiancée qui s’est cogné la tête, dis-je.
— Tiens, M. Jérôme est chez lui ?
— Il y est, assuré-je, vous n’auriez pas un peu de vinaigre ?
— Vous voulez faire une salade ?
— Non, c’est pour ranimer cette demoiselle.
Elle va me quérir la bouteille. Je secoue Berthy qui rouvre les yeux.
— Pas un mot ! lui fais-je, sinon tu te retrouves au mitard.
L’obligeante voisine lui bassine le front avec onction, componction, dévotion et aussi avec un torchon.
— Ça va mieux, ma pauvre ? demande-t-elle.
Berthy bafouille qu’oui. Je la pousse à l’intérieur de l’appartement, en remerciant la dame. J’ai une touche avec celle-ci, c’est net. Si je prenais l’appartement de Jérôme maintenant qu’il est canné, je parie qu’on me ferait mon ménage à l’œil.
— On l’a tué ! dit la gosse d’une voix rauque après que j’ai refermé.
Le corps est encore chaud. Ça s’est produit il y a pas longtemps. J’aurais commencé mes visites par lui, je pouvais rencontrer l’assassin !
Cette réflexion me fait le même effet qu’une décharge électrique. En moins de temps qu’il n’en faut à votre petite amie pour arrêter une maille à son bas, je tiens le raisonnement suivant :
Maintenant il est certain que quelqu’un (le mystérieux Fred ou un autre) veut détruire le réseau de drogue. Il tue systématiquement tous les trafiquants : Soubise, Ambistrouyan, Jérôme… Par conséquent il va continuer sa moisson rouge par Léopold, aussi vrai que 1 et 1 font 11. Moi j’ai commencé par Léopold et lui par Jérôme, je suis venu chez Jérôme après être allé chez Léopold, tout me pousse à croire que l’assassin procède à l’opération inverse.
— Arrive ! dis-je à la môme.
— Où est-ce qu’on va encore ? J’ai pas dormi de la nuit ! J’en peux plus, m’sieur le commissaire…
— Tu auras le temps de te reposer à la prison Saint-Paul[8].
— Mais vous m’avez promis de…
— Si tu étais sage. Alors, sois sage !
Et la course à l’assassin reprend.
CHAPITRE IX
Le cours Gambetta, de nouveau…
L’appartement de Léopold et de sa bonne vieille mother. Je m’approche de la lourde et je tends l’oreille. Pas un bruit.
Je sonne.
Toujours pas de bruit.
— Pourquoi est-ce que vous revenez ici, puisque Léopold est à la Sûreté ? s’inquiète Berthy.
Je vais pour lui répondre, mais la voix bêlante de maman questionne soudain, de l’autre côté de la lourde :
— Qu’est-ce que c’est, encore !
Elle est pas commode, la douairière. Si un jour je cherche à me placer comme femme de chambre je ne viendrai pas lui proposer mes services.
— Je suis un ami de Léopold !
7
La mère Cottivet est un personnage folklorique, à l’accent traînant et chantant, dont le vocabulaire est riche du patois lyonnais.