Je pose le combiné sur la table basse. Je prends du recul et je crie à la cantonade :
— Monsieur Léopold, s’il vous plaît ! Téléphone…
Vous l’ignorez peut-être, mais j’ai le don (parmi tant et tant d’autres) d’imiter les voix. Je m’exerce à contrefaire celle, légèrement sifflante, de Léopold, en demandant :
— Qu’est-ce que c’est ?
— La personne n’a pas voulu dire son nom, me rétorqué-je de mon timbre d’eunuque non oblitéré.
Marrant de composer une conversation en double exemplaire, de se faire les demandes et les réponses en reconstituant deux individualités.
Je reprends l’écouteur et avec, approximativement, la voix de Léopold :
— J’écoute…
La correspondante s’assure de mon identité :
— Monsieur Léopold ?
— Lui-même ; qui est à l’appareil ?
— Mon nom ne vous dirait rien, répond la fille. Je suis une amie de Fred…
Je laisse passer deux secondes, pour chiquer à l’homme déconcerté.
— Alors ? fais-je…
— Il faudrait que je vous voie d’urgence…
— Où êtes-vous ?
— À Lyon.
— Moi j’en arrive, rétorqué-je d’un ton embarrassé.
— Je sais, je suis passée à votre domicile. Il faut absolument que vous rentriez…
— Mais…
— C’est terriblement important, croyez-moi !
Tu parles, Charles !
— En ce cas…
— Écoutez, reprend la fille, je vais faire une partie du chemin. Avant d’arriver à Limonest, vous avez une route sur la droite, vous voyez ce que je veux dire ?
— Je vois.
— Prenez-la et suivez-la jusqu’au petit bois. Je vous y attendrai.
— Comment vous reconnaîtrai-je ? dis-je, embarrassé. Je ne vous connais pas !
— Moi, je vous connais.
Un temps.
— Venez seul, n’est-ce pas ?
— Entendu, mais je ne serai pas là-bas avant une bonne heure.
— Faites au plus vite !
Elle raccroche. Béru fait une entrée titubante.
— Je suis barbouillé, dit-il, penaud, je boirais bien un petit marc de Bourgogne, histoire de me remettre les idées bien en ligne.
Il s’approche de la cave à liqueurs et se le sert.
CHAPITRE X
Les yeux du Gros ressemblent à deux phares de camion peints au minium sur lesquels une douzaine d’escargots s’en seraient donné à cœur joie.
— T’as l’air tout joyce, brusquement, me dit-il.
— Parce que ça a peut-être commencé de carburer, expliqué-je.
Je lui ôte le verre des paluches et le jette par la croisée.
— Assez lichetrogné comme ça, infâme poivrot. Tu dois avoir un foie qui ferait dégobiller une poubelle !
Ayant dit, j’attrape le bignou et je demande à la standardiste de me cloquer la Sûreté lyonnaise. La chèvre déguisée en téléphoniste me reconnaît encore.
— Tiens, vous êtes ici ! ricane-t-elle.
— J’avais besoin de respirer le même oxygène que vous, belle inconnue, ça devient de l’obsession ; si ça ne se termine pas par un mariage, nous deux, ce sera que les dieux nous sont contraires…
— Parlez ! m’enjoint-elle sèchement.
Et je me trouve en voix à voix avec le vice-sous-brigadier Gradubide qui me demande : « Allô ? » en mastiquant du saucisson.
— Javer pour San-Antonio ! dis-je.
Javer est enroué à force d’avoir hurlé dans le blair de son suspect.
— J’allais rentrer me coucher, me dit-il avec un soupir.
— Vous avez toujours mon vieux chpountz ?
— Toujours.
— Que fait-il ?
— Il nous casse les bonbons en nous demandant toutes les cinq minutes la permission de téléphoner à sa vieille maman.
— J’ai besoin de lui, dis-je. Il faudrait me le livrer d’urgence à Limonest, vous connaissez ?
— Bien sûr. Faut que j’y aille moi-même ?
— Pas la peine, expédiez-le moi par vos adjoints ; mais discrètement ; si vous aviez une petite fourgonnette fermée ce serait au poil ; possible ?
— Nous avons ça au parking.
— Bravo. Enlevez-lui les menottes et dites-lui que s’il joue au c… on l’emmènera chez lui par les oreilles. Je serai devant la mairie de Limonest. Banco ?
— C’est parti.
— Qu’est-ce que tu manigances encore ? demande Béru d’un air suspicieux.
— T’occupe pas et suis-moi !
— Où ce que ?
— On va passer à l’école pour commencer, les mômes doivent t’attendre, c’est l’heure de la classe.
C’est le grand circus dans la cour de l’école. La fiesta des big days. Les mouflets ont investi le groupe scolaire et ils ont commencé de l’anéantir systématiquement.
Les morceaux de craie sont écrasés, ils jouent au foot avec les éponges, ils ont dessiné des phallus sur les tableaux, les bureaux sont empilés les uns sur les autres, et les cahiers sont devenus basse-cour (cocottes en papier), ou escadrilles d’avions. Bref, it is the bavordavel intégral.
En arrivant dans la strass, le Gros, que sa picolanche de la nuit et mes sarcasmes ont foutu en renaud, pique une crise féroce.
— Qu’est-ce que j’aspers-je ! trépigne Son Énormité courroucée. On fait la vacherie dans ma classe ! En vingt ans de carrière j’ai jamais vu ça !
Il se précipite sur les marmots et se met à les boxer à tout-va. Les gnons pleuvent drus. Je suis obligé d’intervenir.
— Hé ! molo, Gros, c’est pas une armada de blousons noirs, seulement des écoliers en folie.
Intrigué, je me rends dans la classe voisine. La même agitation l’embrase. J’interroge un tout petit.
— Et ta maîtresse ?
— L’est pas là, m’sieur.
— Vous l’avez pas vue ce matin ?
— Non, m’sieur…
Le cœur étreint d’une affreuse angoisse, je grimpe au logement de Rosette. Sa porte n’est pas fermaga à clé et je n’ai même pas à faire appel à sésame pour entrer. Personne ! Tout est en ordre, le lit est fait, mais pas de Rosette !
Je redescends. Maintenant le temps presse.
Je réunis tous les mômes dans la cour et je leur annonce qu’ils peuvent rentrer chez eux. Liesse générale, vite jugulée par une nouvelle rafale de beignes du Mastar.
— Croyez pas que vous soyez quittes de ce chahut ! fait l’Important. Vous me conjugasserez cent fois le verbe « j’ai z’eu tort de jouer au c… pendant l’absence du maître ». Et si que ce serait pas bien écrit, je vous assomme tous tant que vous êtes, bande de crapules !
Volée de moineaux. En un instant l’école est déserte.
— T’en pousses une vilaine frime, murmure le Gravos, qu’est-ce qui te chiffonne encore ?
— Ta petite collègue a disparu.
— Sans charre !
— Textuel. D’ici qu’on retrouve son cadavre dans un fossé y a pas loin. J’ai jamais eu sur les bras une affaire où les morts pleuvent à ce point, Béru. C’est plus une enquête, c’est une épidémie de peste bubonique !
Je pénètre dans le préau et j’y prends une grosse hache servant à fendre les bûches destinées au chauffage des classes.
— Chope ça et radine.
— Pour faire quoi t’est-ce ? s’inquiète mon cher et noble équipier.
— Tu vas te déguiser en bûcheron, bonhomme. Il te suffit d’enlever la blouse grise et tu seras instantanément dans la peau du personnage.
Un quart d’heure plus tard, nous parvenons à Limonest. J’explique au Mahousse mon plan d’action.
— Un type nommé Léopold est « convoqué » dans le petit bois que tu vois là-bas pour, vraisemblablement, s’y faire buter.
— Et y va y aller ! s’étonne justement le Valeureux.