— Yes, monsieur, mais sans se douter des raisons de cette convocation sylvestre.
— Le gars qui doit le tuer s’appelle Sylvestre ?
Je renonce à faire une explication de texte. À quoi bon, puisque Béru a, une fois pour toutes, de la terre de bruyère dans le crâne !
— Comme les gens qui attendent Léopold le connaissent, nous ne pouvons l’escorter. Il va donc aller seul au rancard…
— Alors ?
— Alors toi, tu vas te déguiser en papa du Petit Poucet. Avec la hache que voici, tu bricoleras dans le sous-bois de manière à justifier ta présence, O.K. ?
— Et puis ?
— Et puis tu ouvriras l’œil. Tu as ta seringue de Pravaz, j’espère ?
Il dégaine de son Rasurel un 9 mm ravissant.
— Mais y a plus de prunes dedans, m’avertit le Gravos, hier soir, au café, on a fait un concours de tir sur des bouteilles vides.
Je lui remets un chargeur complet que mon petit ami glisse dans le canon de l’arme.
— Si le vent tourne à l’orage, fais usage de ton artillerie, sinon continue à jouer les bonnes brutes, tu es doué pour… Maintenant taille-toi !
Il enfonce son bitos aux bords gondolés au ras de ses sourcils et disparaît à travers champs, sa hache sur l’épaule, comme un vieux sapeur (sapeur et sans reproche !)[10].
Près de la mairie, un café. C’est une bénédiction de ces pays : il y a toujours des bistrots partout.
Je commande un pot de blanc et je le sirote en attendant l’arrivée de Léopold. J’ai jamais bu un petit pinard aussi fruité. Ça vous râpe agréablement le gosier. Un nectar !
En quatre verres le pot est vide. Je me sens réconforté. Ma fatigue s’atténue ; les réalités prennent des contours plus souples. Je me dis qu’après tout la môme Rosette n’a peut-être pas eu de pépins. Son absence n’était qu’un retard. Elle est allée faire ses emplettes et…
Mais dans mon for intérieur, je sens qu’il y a du mou dans la corde à nœuds de son côté. Je donnerais le temps qui vous reste à vivre pour avoir la clé de l’énigme. Une énigme que mon sésame est incapable d’ouvrir ! Pourquoi cette p… d’école est-elle le fief du mystère ? Meurtres et disparitions ! Sapristi ! Nous aurions dû faire l’appel des mômes ce matin, des fois qu’il en manquait ! Il est vrai que nous n’aurions pas eu le temps de nous en occuper !
J’en suis là de mes cogitations lorsqu’une vieille Juva s’annonce avec un bruit de machine à battre sur le sentier de la guerre, elle vire en grinçant et stoppe devant la mairie. J’adresse un signe aux gars qui l’occupent. L’inspecteur Javer soi-même s’avance vers moi.
— C’est gentil à vous d’être venu à la petite sauterie, dis-je, en lui malaxant les boudins.
Il hoche la tête très noblement. Lui c’est : « Devoir avant tout ! » Voilà ! Un martyr du travail ! Un de ces jours on lui remettra une médaille tellement longue qu’il devra acheter un moulinet pour l’enrouler après.
— Vous avez mon gugus ?
— Dans la bagnole !
— O.K., débarquez-le-moi !
Arrivée du bonhomme Popold. Il est gris et pas frais, avec l’œil jaunâtre et la bouche décolorée.
Je le mets au parfum de ce qui se passe, mais sans lui faire part de mes craintes.
— Quelqu’un vous a téléphoné chez Soubise. J’ai dit que j’étais vous. C’était une femme. Elle vous attend dans le boqueteau que vous apercevez tout là-bas.
— Pour quoi faire ? demande mon prisonnier, troublé.
— C’est ce que j’aimerais savoir. Vous savez piloter les voitures sport ?
— J’en ai une.
— Alors voici les clés de ma Jaguar. Moi je vais m’allonger sur le plancher à la place du passager et on mettra la moitié du tandelet de ce côté de manière à me dissimuler.
— Et puis ?
— Vous roulerez jusqu’au bois et vous attendrez. Faites exactement ce que la personne vous dira de faire, compris ?
— Bien. Mais je me demande…
— Moi aussi, Léopold, je me demande. Vous voulez boire quelque chose ?
— Un petit rhum, balbutie-t-il.
M’est avis que c’est de circonstance, hein, mes loutes ? Je lui commande un double Negrita qu’il écluse à la Béru : cul sec.
— Et nous ? demande Javer.
Je l’entraîne au fond de la salle du bistrot. Par une fenêtre large ouverte, on distingue l’horizon harmonieux : les prés verts, les champs ocres, les maisons de pisé, les toits bruns aux tuiles romaines.
Le chemin désigné par ma mystérieuse correspondante serpente, blanc dans la verdure, en direction du bois.
— Tout va se passer dans ce bois ! dis-je.
— Tout quoi ? se permet d’interrompre Javer.
Je lui vote un de ces regards féroces dont le Vieux, chez nous, a le secret.
— Tout ! dis-je seulement. Vous allez par d’autres routes le rattraper plus loin que le bois, de façon à vous placer dans le sens contraire à celui que nous allons prendre avec Léopold. Si vous percevez des coups de feu, barrez le chemin et ne laissez passer aucune voiture ! Pigé ?
— Entendu, m’sieur le commissaire.
— Alors filez tout de suite car vous allez devoir décrire un assez grand tour pour prendre le bois à revers. Stoppez à quelques centaines de mètres des arbres mais sans arrêter votre moteur, de façon à pouvoir bloquer la route très vite si c’est nécessaire.
— Et si quelqu’un tentait de forcer ce barrage ?
— Je suppose que vous êtes armé ?
— Ben voyons.
— Je suppose aussi que vous tirez vite et juste. Visez les jambes de préférence. À tout à l’heure : réunion ici.
— Et si rien ne se passe, jusqu’à quand devrons nous attendre ?
— Jusqu’à ce que je vous prévienne moi-même.
On se quitte. Je vais rejoindre mon pauvre Léopold. Il est tout menu sur son bout de chaise. Il fait penser à quelque réfugié attendant l’arrivée problématique d’un train.
— Viens, mon lapin, dis-je.
Et c’est vrai qu’il a tout du lapin.
Un lapin que je vais lâcher en plein champ sous le nez des chasseurs !
CHAPITRE XI
À vrai dire, ma position n’est pas tellement inconfortable. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est profond, l’habitacle d’une Jag. J’ai les jambes complètement allongées et je me tiens adossé au siège. J’ai omis d’ajuster toutes les agrafes du tendelet, de cette manière je peux légèrement soulever le bord de celui-ci, côté carrosserie, et voir ce qui se passe alentour.
— Qu’est-ce que je dois faire ? murmure Léopold en ralentissant, nous voici presque au bois.
— Il y a une voiture arrêtée ?
— Non, rien…
— Bon, tu stoppes à l’orée des arbres et tu oublies que je suis là. Plus un mot, plus un regard, sinon je te déguise en pâté de foie.
Il roule quelques mètres encore et s’arrête. Il attend. Depuis le plancher, je vois ses mains nerveuses tapoter le volant. Un temps assez longuet s’écoule. Je le trouve d’autant plus longuet que ma position n’est pas des plus confortables. On poireaute de la sorte un bon quart de plombe, sans vous mentir. Chaque minute me fait l’effet d’un beignet trop chaud. On voudrait pouvoir la recracher, mais quand on est un gentleman, on est bien obligé d’avaler ce qu’on a dans la bouche, demandez à Charpini ce qu’il en pense.
— Tu ne vois toujours rien ? je demande au suave Léopold.
— Non, rien…
On entend des coups de cognée et je sais qu’il s’agit du Véhément occupé à se donner une contenance. Si les choses traînent longtemps encore, à la place du bois on va avoir un jeu de boules !
Soudain je perçois le ronflement d’un moteur.