— Qu’est-ce que c’est ? m’enquiers-je à voix basse.
— Une camionnette.
Le véhicule nous rejoint en ahanant. C’est plein de rires et de cris joyeux là-dedans. Au passage j’entends un garçon crier à la cantonade :
— Hé ! visez, les « gones » : c’est la dernière Jaguar.
Et puis le ronron diminue et le calme s’étale à nouveau sur la nature.
Il m’arrive un turbin fantastique, mes frères : je suis gagné par une somnolence invincible. Il est à bout de résistance, le joli San-Antonio d’amour à ses choutes. Il a les vasistas qui se ferment tout seuls, faudrait des piquets de camping pour les tenir soulevés. J’ai beau essayer de me raconter des trucs terribles, le sommeil pénètre en moi comme l’eau dans un panier à salade. Je vois une sarabande de tronches danser la gigue autour de ma Jag. Il y a Léo Soubise, et puis Ambistrouyan, et v’là Gaston-le-Larbin, et puis Jérôme-la-Bouille-de-Mulot-Pas-Cuit…
Un type égorgé s’amène : l’instituteur que je n’ai jamais vu et dont on a mis les amygdales en vitrine, puis, suivant les gosses que leurs parents guettent à chaque seconde du jour, enfin Rosette, la petite maîtresse aux taches de rousseur… Je tente désespérément de m’accrocher à eux. Je voudrais coûte que coûte tenir… Mais il fait sombre sous la bâche noire qui couvre cette partie de l’auto. La moquette du sol est moelleuse… Je renverse un peu plus ma pauvre tête en arrière et j’y vais de ma partie de sirop. Good night vous tous, si vous avez de l’estime pour moi, mettez votre réveton à sonner pour six heures !
Je dois ronfler.
Je m’entends ronfler. C’est pas dans mes habitudes, mais ça provient du manque d’air. Il me semble que je marche en équilibre sur la barre d’appui d’une fenêtre large comme une vitrine du Printemps et située à cent mètres de hauteur. En bas c’est tout petit, tout mesquin. Une large main s’avance sur moi, je veux l’éviter ; ce faisant, je perds l’équilibre et je tombe, tombe, interminablement.
Ça me réveille. Je suis toujours lové dans le fond de la Jag. La grosse main a des dimensions plus humaines que dans mon cauchemar et c’est celle de Léopold. Ce dernier me secoue l’épaule.
— Attention ! fait-il sourdement, entre ses dents.
— Attention à quoi ? balbutié-je, mal revenu de mon cauchemar.
— Écoutez ! fait simplement Léopold.
Je tends l’oreille à m’en arracher le pavillon et je perçois un fracas assez bizarre. Il se compose de pétarades, de cris, de chocs sourds… Et ça provient du bois.
Je mate l’heure à mon oignon et je m’aperçois avec une stupeur large comme ça dans le sens de la hauteur que nous faisons le pneu de grue depuis près de vingt minutes.
M’est avis que mon astuce n’a rien donné. Les gens qui convoquaient Léopold se sont gaffés du piège. Peut-être nous surveillaient-ils à la jumelle ? Pourtant il y a ce brouhaha dans le bois. Je repousse le tendelet pour me dégager et mieux entendre. Les cris et les pétarades sont de plus en plus bruyants. À un certain moment je crois reconnaître l’organe de basse noble de Béru. Une gymnastique qui n’a rien de suédois s’opère sous ma coiffe de dentelle. Le Gros est tombé sur les malfrats qui guettaient mon « appât » et c’est la bataille de Verdun en plus petit qui se déroule à quelques centaines de mètres d’ici.
« À moi Auvergne, ce sont les ennemis ! »
N’écoutant que mon courage indomptable, je m’élance hors de ma tire.
— Suis-moi ! enjoins-je au naveton.
Il obéit.
— Plus vite ! hurlé-je, remue ta prostate, Léopold, tu n’auras plus avant longtemps l’occasion de faire du footinge en forêt.
Seulement c’est pas un champion, mon petit kroumir. Trop de whisky, trop de pépées, trop de nuits blanches ! Il ahane comme un ahaneur professionnel (l’ahaneur n’attend pas le nombre des ahanées)[11]. Il me suit en suffoquant. Sa respiration siffle entre les lames de son râtelier à articulation hélicoïdale.
J’emprunte un sentier en me disant que je le rendrai aux Ponts et Chaussées dès que je n’en aurai plus besoin. Et je bombe en direction du raffut. Je parcours cent mètres, puis deux cents, en me retournant de temps à autre pour m’assurer que Popold me file bien le train. Il se comprime les cerceaux à deux mains, because son battant a tendance à se décrocher. Parfois il bute sur une branche morte ou se prend les cannes dans une racine qui n’est pas du ciel et s’affale dans la mousse. Puis il se relève et reprend sa pauvre course.
Trois cents mètres ! J’atteins la pointe du bois. Et je m’arrête, pétrifié par le spectacle qui m’est donné. On n’a jamais vu combat aussi singulier que celui qui se déroule en ce moment. Non, jamais, même dans les productions en Technicolor de la Metro Colgate. Béru, en manches de chemise, armé de sa cognée, joue au toréador. Il évite les charges rageuses d’un petit tracteur rouge, piloté par un grand type à casquette. De toute évidence le type veut bousiller Béru, l’écraser, l’aplatir enfin ! L’engin agricole est devenu un tank. Il ressemble à un monstrueux insecte pétaradant dont la mobilité est extraordinaire.
Le Gros est en train de larguer son cinquième kilo de graisse. Il court, virevolte, fait des sauts de carpe. C’est Serge Lifar à sa grande époque. Il est violacé, ruisselant de sueur. Ses cheveux sont plaqués sur sa coupole comme des algues sur un rocher. Chaque fois qu’il a pu esquiver le tracteur il balance un coup de hache à l’appareil. La peinture du tracteur s’écaille, sa robuste carrosserie se cabosse. Soudain le tranchant de l’outil mord dans l’un des pneus arrière. Ça fait « pffouffff » (mais en plus fort), et le tracteur se met à donner de la bande. Son conducteur le stoppe alors, saute de son siège et court à Béru. Béru hésite à user de sa hache.
Je crois opportun d’intervenir.
— Alors, je glapis, c’est fini cette comédie ?
Les antagonistes, haletants, se figent. Je m’avance, solennel comme la justice.
Le Mahousse se fait virulent :
— T’as pas vu ce foie blanc qui me prend pour un garenne et qui cherche à me buter ! J’étais là, peinard comme Bâtisse, à travailler, et c’t’énerhumaine me fonce dessus avec sa chioterie de tracteur et…
Je lève la main, dans le style romain.
— La boucle, Gros !
Et, me tournant vers le champion du tout-terrain.
— Qui êtes-vous ? questionné-je sévèrement.
Il arrache sa casquette et l’utilise pour essuyer son crâne dégarni.
— Je suis le propriétaire ! éructe l’homme tracté.
— Le propriétaire de quoi ?
— De ces pépinières !
Il me montre la clairière dans laquelle nous sommes. Celle-ci n’est clairière que depuis quelques minutes. Le sol est jonché de jeunes arbres. Des conifères d’essences très variées.
— Regardez ce que ce salaud a fait ! pleurniche l’homme au tracteur.
Explosion de Béru qui lève sa hache prêt à cogner (ou qui lève sa cognée prêt à hacher)[12].
— Faudrait voir à être poli, espèce de péquenod de mes deux ! J’aime déjà pas qu’on cherche à me buter, mais si z’en plus on me manque de respect, alors je vois rouge.
— Continuez ! dis-je à l’homme.
— Une plantation extraordinaire, dit l’autre avec des larmes plein les gobilles, regardez un peu ce qu’il en a fait.
« Un vrai massacre ! Un vrai carnage ! Le travail de cinq ans ! Des Cedrus deodora, des Abies nobilis glauca, des Chamaecyparis lawsoniana, des Cryptomeria japonica lobbii, des Juniperus chinensis pfitzeriana, des Larix decidua, des Picea excelsa, des Pinus cembra, des Pseudotsuga douglasii, des Sciadopitys verticillata, des Squoiadendron giganteum, des Taxodium distichum, des Thuya plicata, des Tsuga canadensis…