C’est une manière comme une autre de rendre la mornifle. Et je distribue tout le magasin. Le grand brun en prend dans le baquet, dans la poitrine, dans la tête. C’est plus un homme, c’est un harmonica. Il s’affaisse sur la vieille. Moi j’ai pas terminé mon petit travail artisanal. Je sors de ma planque pour m’occuper des deux autres. La fille n’est pas armée, je vois ça d’un coup d’œil et je m’en débarrasse d’un inélégant coup de savate dans l’estom. Par contre mon petit copain Léopold, lui, a déjà dégainé sa rapière. Il me vise. L’espace d’un dix-millionième de seconde je me dis que mon magasin est vide et que je n’ai pas le temps de faire rentrer des stocks. Alors, quoi ?
Vous ne pouvez pas savoir ce que je réfléchis vite dans certains cas. À côté de ma pensée, la lumière se traîne comme un cul-de-jatte dans du goudron frais.
J’ai conscience de la portière entrebâillée. Je me laisse tomber contre elle à l’instant précis où Léopold défouraille. Je sens que les bastos me chatouillent le dos. Et après ? En se refermant, la portière a coincé le pan de sa veste à ce tordu. Il fait un saut en arrière mais reste bloqué. À moi de lui démontrer que cinq doigts bien repliés constituent un poing en parfait état de marche.
Il prend le mien sur le menton et il se met à tousser des étoiles filantes. Je lui refile ensuite : six uppercuts, deux directs et quatre crochets, le tout dans un état de fraîcheur parfait, on dirait du neuf ! Léopold pend à la portière. Dans la bagnole, les gamins font « au secours » avec les mains, ce qui donne un intéressant jeu d’ombres chinoises sur le mur du fond car le soleil rentre à Jean Giono.
Incrivez San-Antonio vainqueur par K.-O. sur les tablettes de la fédération de boxe, mes chéries !
Les archers radinent pour voir ce qui se passe.
Ils voient.
CHAPITRE XIV
Effondré dans les locaux de la gendarmerie, Léopold se met à table comme un gastronome professionnel convié par Raymond Oliver. La mort de sa maman lui a cassé les nerfs. C’est une loque, une chiffe, une quenouille molle.
Son vrai blaze, c’est pas Léopold, mais Van Dechsichün. Nom célèbre à la police. Sa mère tenait tous les bouges d’Anvers jadis et elle a eu de fameux démêlés avec la police belge. Elle est venue se retirer à Lyon parce que Lyon ressemble à Bruxelles. Mais son rejeton, au lieu de se retirer des voitures, s’est lancé dans la drogue comme il me l’avait dit. Le trafic de la bande aurait marché bon train (comme disait un chef de gare) si le jeune Loulou Dubois n’avait fait cette surprenante découverte du bouchon de carafe dans le préau de son école. Surpris par la trouvaille et ignorant s’il s’agissait de quelque chose de précieux, l’instituteur était allé la montrer à Mme Soubise. Selon lui, une artiste retirée devait s’y connaître en pierres. La vioque diagnostiqua aussitôt un diam exceptionnel, l’un des plus beaux du monde (pourquoi pas ?) et d’une valeur approximative de deux cent trente-trois millions quatre cent six mille sept cent vingt-deux francs soixante-quinze.
Aussitôt elle alerta ses petits copains de la drogue. Ambistrouyan et Léopold entrèrent en contact avec l’instituteur auquel ils proposèrent d’acheter la pierre. Mais le maître d’école était honnête. Du moment que la trouvaille de Dubois avait une valeur, il voulait la remettre aux autorités et il déclara que le jeudi suivant il irait à Lyon pour ce faire (à friser). Lors, les Soubise’s Boys résolurent de frapper le grand coup. Ces gens ne faisaient pas que vendre la drogue, ils en usaient et en abusaient. C’était une bande de désaxés vivant en circuit fermé dans l’orgie et le stupre (en poudre). Ils commencèrent par faire disparaître le gamin qui avait trouvé le caillou, sachant combien les gosses sont bavards. Puis, la nuit suivante, ils allèrent à l’école pour s’emparer du diam. L’instituteur opposa une résistance farouche et ils l’égorgèrent.
Léopold sue à grosses gouttes. Il a besoin de se truffer les narines, et il perd les pédales.
— Ensuite, l’aidé-je, vous avez découvert qu’un autre gamin était au courant de la pierre et qu’il pouvait tout faire craquer. Alors vous l’avez kidnappé aussi. Qu’espériez-vous donc ?
— Nous attendions l’arrivée de Fred. C’était lui qui devait écouler ce diamant exceptionnel. La pierre appartenait à une riche famille israélite et, pendant l’Occupation, un officier nazi se l’était appropriée.
Léopold me jette un regard suppliant.
— Dites, maman devait avoir une boîte pleine de petits sachets dans une de ses poches, vous ne voudriez pas…
— Des clous ! Quand tu auras fini de parler, mon bonhomme.
C’est sa maman gâteau qui lui refilait sa came, comme on donne une sucette au petit enfant qui a ciré ses chaussures.
Résigné, il murmure :
— Que voulez-vous savoir ?
— La raison de tous ces meurtres…
— Tous ces meurtres ! Mais Ambistrouyan n’a tué que l’instituteur. Nous n’avons tué personne d’autre !
— Tu te fiches de moi, non ?
Je lui présente mon poing et je le déguise en main d’honnête homme en présentant mes doigts au fur et à mesure de mon énumération.
— Et Ambistrouyan, dis, qui est-ce qui l’a allongé ?
Il va pour protester, je le fais taire d’une mandale énergique.
— Et la mère Soubise ? Et Jérôme ? Et même Gaston, le larbin ?
Il écarquille ses grands yeux mités.
— Mais je vous jure que nous n’y sommes pour rien, ni mère, ni Fred, ni Maryska, ni moi ! Ambistrouyan avait tué le maître d’école, ça oui… Mais c’est tout !
En tout cas, pour ce qui est de la série des tartes à la crème, ça n’est pas tout. Je lui vote une subvention d’urgence. Il glaviote une de ses toutes dernières prémolaires qui aurait pu lui rendre encore de menus services.
Javer radine sur ces entrefesses en brandissant une petite boîte de cuir noir. Il l’ouvre et me montre complaisamment le caillou qu’elle contient.
— J’ai déniché le diamant, monsieur le commissaire. C’est le dénommé Alfredo Galvani qui l’avait dans sa poche…
— Bravo !
Mais je me moque de ce caillou comme de ma première chaude pelisse. Les dénégations farouches de Léopold me troublent.
— Enfin, quoi, murmuré-je, c’est pourtant bien Ambistrouyan qui m’a balancé cette grenade hier dans la classe ?
— Quelle grenade ? s’étonne le naveton, je ne suis pas au courant…
— Fais pas l’âne, mon joli, ça risquerait de te valoir du son ; et ce son-là tu iras le manger dans une corbeille !
— Mais je vous assure…
— Rentrons à Lyon, décidé-je, on parlera à tête reposée, comme dirait Louis XVI.
Les poulardins de l’Ain nous prêtent une bagnole plus spacieuse que ma Jag et nous rejoignons notre base. Au passage je jette un œil dans le bistrot où m’attendaient Bérurier et ses petits élèves. La patronne m’apprend qu’ils sont partis avec les parents des jeunes retrouvés, venus les chercher dans la bagnole du maire.
Allons, je suis bien certain qu’il y aura de la viande saoule ce soir dans le gentil village rhodanien. Le seigneur Bérurier, dit le Gravos, dit Bonne-Pomme, dit la Liche, dit le Baron de l’Écluse, dit l’Ignoble, dit Sa Majesté est en train de démarrer sa cirrhose. Malheur à qui essaiera de lui résister !
Je fais mettre Léopold au frais et je passe à l’interrogatoire de Maryska, la chanteuse sans voix. Elle n’en a pas plus que sur le podium du Mistigri, la pauvre chérie.