— Excusez-les, fait Mme Soubise en désignant le living d’un hochement de menton, ils sont jeunes et aiment la plaisanterie.
— Je ne la déteste pas non plus à condition qu’elle soit bonne, assuré-je.
La bonne dame hoche la tête.
— Votre histoire de gala, c’est sérieux ?
— Très sérieux, fais-je… sérieusement.
— Il y a douze ans que j’ai abandonné le chant, objecte-t-elle.
M’est avis que le chant, par contre, l’a abandonnée depuis beaucoup plus longtemps.
— C’est pourquoi il serait bon de vous remanifester, dis-je avec autorité.
Elle hoche la tête.
— Très franchement, dit-elle, je suis certaine que je n’ai rien perdu de mes qualités vocales.
— J’en suis également certain !
— Vous n’ignorez pas que je me suis toujours taillé un triomphe avec Madame Butterfly.
— Je ne l’ignore pas.
— D’ailleurs, j’ai un faible pour Puccini.
Le faible en question, ça doit être sa voix, à la pauvre chérie. Jamais vu encore une vieille tarte pareille. En voilà une qui a dû mener une vie pas racontable. Et qui continue.
Je vous parie ce que vous savez contre ce que je ne vous dis pas qu’elle continue à organiser des parties de jambons chez elle. Maintenant elle est spectatrice. La retraite, quoi, à tous les étages. Une drôle de bonne femme ! Je me demande si elle a plus ou moins de cent dix ans.
— Combien m’offrez-vous ? s’inquiète-t-elle.
Et grippe-oseille avec ça !
— Quatre cent mille francs ! risqué-je.
Elle fait la moue.
— Vous vous moquez de moi !
— Tous vos frais payés, bien entendu, m’empressé-je.
— Je ne me déplacerai pas à moins d’un million !
Non, mais vous vous rendez compte d’une petite gourmande ! C’est à l’état de fossile, ça n’a pas plus de voix qu’une carpe enrhumée, ça a fait une carrière inconnue en province et ça veut palper les cachetons de supervedettes ! Si je m’écoutais, je lui répondrais que Pont-aux-Dames est bourré de personnes de son âge qui accepteraient de se déplacer pour trois francs ; mais c’est elle qui m’écoute. Et comme de toute manière je lui dévide des bobards, je ne risque rien à doubler son « cachet ».
— Je n’irai pas au-dessus de huit cent mille, déclaré-je, catégorique.
— Eh bien, d’accord, fait mon hôtesse. Qui avez-vous au programme ?
— Frank Sinatra !
— Connais pas.
— En fin de première partie seulement.
— Ah bon !
— Je vais câbler à Paris pour qu’on prépare le contrat. Je pense l’avoir d’ici deux à trois jours…
Je me lève.
— Vous avez une maison bien agréable, madame Soubise.
— J’y passe tous mes week-ends. Le reste du temps, j’habite Lyon.
Un brusque frémissement me parcourt. Imaginez-vous que cette vieille momie vient de poser négligemment sa main sur mon genou. Moi, j’aime bien qu’une dame ait de ces initiatives, mais pas quand elle a doublé le cap des quatre-vingts ans.
Plutôt funèbre comme caresse. Ma parole, mais cette vieille gloire décharnée se fait encore expédier au septième ciel en attendant de toucher son ticket de croisière pour le vrai, l’unique et définitif ! La pensée que des gars puissent lui livrer de l’extase à domicile me donne une nausée carabinée.
— C’est vous qui avez eu cette idée de m’engager ? roucoule-t-elle.
— C’est moi, madame !
— On ne m’a donc pas oubliée, là-haut ?
Je pense qu’elle fait allusion à Paris. Je ne sais si on l’a oubliée définitivement à Paname, en tout cas, au paradis, le gars qui fait l’appel a dû paumer son blaze.
— La preuve, madame Soubise.
— Vous pouvez m’appeler Léo, dit-elle, tous mes amis m’appellent ainsi. Savez-vous que j’ai chanté à Paris, au Châtelet…
— Je le sais.
M’man ne devait pas encore être née.
— Allons rejoindre les autres. Vous regagnez Lyon ?
— Heu, ma voiture est tombée en panne dans le village voisin et…
— Alors, vous allez loger ici !
J’hésite. L’occase est formide. Évidemment rien n’indique que cette very old lady ait trempé de près ou de loin dans l’affaire qui m’intéresse, et pourtant… Vous le connaissez votre San-A., hein mes chéries ? Vous savez comme il aime fouinasser. Son renifleur est exceptionnel. Or, depuis que j’ai mis les nougats dans cette crèche, je sens quelque chose de bizarre en suspens dans l’air.
— Je ne voudrais pas abuser, madame !
Elle me donne une petite tape sur la cuisse.
— Léo ! me reprend-elle.
— Je ne voudrais pas abuser, Léo, vous avez du monde et…
— Plus on est de petits fous, plus on rit ! assure-t-elle.
Après tout j’en ai vu d’autres !
— En ce cas…
— Quel est votre prénom ?
— Antoine.
— Je croyais que c’était votre nom ?
— Je m’appelle Antoine Antoine.
— Comme c’est original. On va aller raconter tout ça à ces garnements.
Retour au living où ces messieurs dames palabrent ferme. Léo fait les présentations. Il résulte de celles-ci que le jeunot à face de belette est le partenaire de la fille blonde qui se prénomme Violette tandis que lui s’appelle Jérôme. L’un et l’autre sont danseurs mondains à Lyon. Le gros adipeux a pour blaze : Ambistrouyan, il est Arménien et marié à Berthy, la brune idiote qui réussit à avoir une jambe entre celles de Jérôme et une autre entre celles de mister Léopold, le dabe aux crins blancs. Ambistrouyan tient un bar de nuit à Lyon ; M. Léopold s’occupe d’import-export tout en protégeant Lola, la rouquine qui essayait de se payer ma fiole ! Ces bonnes gens m’accueillent civilement maintenant qu’ils me prennent pour un authentique imprésario. La vieille demande à Jérôme de se mettre au piano car, sans plus attendre, elle veut me cloquer le grand air de la mère Butterfly.
Le danseur se met au piano pour faire des pointes avec ses doigts. Il prélude. La daronne se racle le gargoulet et, un coude sur la queue du piano, se met à vociférer !
Ah ! les gars, faut avoir les trompes d’Eustache bien arrimées et se faire étayer les tympans. Avec une voix commak, la mer calmée va sûrement virer sa cuti et d’ici pas bien longtemps ça va être le typhon signé Cecil B. DeMille !
Je ne sais pas si vous avez déjà entendu un ciseau à froid mordre dans du marbre, un tramway prendre un virage dans une descente, un couteau ébréché trancher une pomme verte et un évier bouché se dégager brusquement. J’ignore aussi si vous avez entendu le bruit que fait une scie à métaux attaquant une ferrure rouillée, et s’il vous est arrivé de voir un chat dont on a coincé la queue dans une portière de voiture. En tout cas, il vous est arrivé, à tous, de faire un viron près d’une clinique d’accouchement, d’écrire avec de la craie trop dure sur une ardoise mouillée, de fermer un volet dont les gonds n’avaient jamais été huilés, d’entendre se plaindre une chèvre enfermée, de marcher dans de la boue avec des bottes trop grandes, d’avaler de la soupe trop chaude, de rouler sur une bicyclette dont le pédalier se déglinguait, de monter des œufs en neige et d’actionner un moulin à café électrique. La voix de Léocadie Soubise, c’est tout ça à la fois, plus certaines inflexions qu’on ne peut comparer à rien. Les autres se retiennent de rigoler. Moi, je me cramponne aux accoudoirs de mon fauteuil pour m’empêcher de décamper.