Dans sa tombe, Puccini doit faire du ramdam sur l’air des lampions, bien que celui-ci ne soit pas de lui. Je regrette de n’avoir pas un tampon de chloroforme sous la main. Et puis je regrette de ne pas être sourdingue. Ça serait bath de fermer le robinet de son Sonotone en ce moment ! Et y a pas que le son : faut voir ses mines, à Léo ! Paupières baissées, une main sur le cœur, les lèvres comme un cul de poule qui articulerait bien les syllabes !
Elle finit enfin ; mains jointes, visage dévasté par le recueillement.
Ses aminches applaudissent et ça me donne l’idée d’en faire autant.
— Alors, votre opinion ? me roucoule la dame de l’ère secondaire.
— Divin, fais-je, catégorique.
— Quand je vous disais que ma voix était restée la même !
— Il faudra profiter de votre séjour à Paris pour enregistrer des disques, assuré-je.
— Vous croyez ? s’humecte-t-elle.
Je me dis que ça pourrait rendre de grands services dans les cas d’opération sans anesthésique. De plus, ça doit pouvoir remplacer l’électrochoc !
Elle parle de nous virguler La Tosca, mais le père Léopold s’oppose et du coup me devient presque sympa.
— Pas d’excès, Léo, fait-il sérieusement, songez que notre bon Jérôme n’est qu’un pianiste d’occasion, soit dit sans vouloir l’offenser. Vous devez engager un accompagnateur de première classe, sinon vous risqueriez de…
Elle dit banco et supplie le suifeux de servir à boire. Champagne pour tout le monde. Et du Dom Pérignon, s’il vous plaît.
Tout en éclusant, je pense que Béru va se demander ce qui m’est advenu, et je songe en outre à mon rancard avec Rosette. J’aime pas poser de lapinos à une gentille souris, surtout lorsqu’elle a des taches de rousseur et son brevet supérieur.
Je mate ma pendule individuelle.
— J’ai juste le temps d’aller au bureau de poste pour mon courrier ! dis-je.
— Gaston, mon valet de chambre, peut y aller, propose la vioque.
— Je vous remercie, mais je dois également m’occuper de mes bagages.
— Un de ces messieurs va vous accompagner !
— Pas la peine, j’adore le footing. À tout à l’heure…
Comme je disparais par la porte-fenêtre, j’entends Léo qui proclame à la ronde :
— N’est-il pas exquis !
Voilà que je remplace l’Elesca, à c’t’heure !
CHAPITRE V
— Tu déménages, toto, ou si c’est que tu changes de rue ?
— Je vais dans le grand monde, rétorqué-je, j’ai toujours été fasciné par l’art lyrique et une célèbre cantatrice m’héberge.
— Quoi t’est-ce ?
Je bonnis au Gravos l’histoire de ma visite chez Léocadie Soubise. Il hausse les épaules.
— Faudrait quand même pas te monter le bourrichon, San-A. ! Parce qu’un polisson a chipé une photo porno chez une vieille toquée, t’es prêt z’à conclure qu’elle l’a équestré.
Je rabats le couvercle de ma valoche et je fais claquer les fermoirs.
— Je ne conclus rien, Gros. Seulement nous nageons tous dans une bouteille d’encre. Un indice menu, menu se présente, je le cramponne. Garde tes sarcasmes pour l’inspecteur !
— Ah ! çui-là, parle-moi z’en pas, je le retiens !
— C’est lui qui ne te retiendra pas longtemps. Porte ma valise au bistrot de la place. Je t’y rejoindrai dans une petite heure.
— Qu’est-ce que tu vas faire en attendant ?
— Repasser mon subjonctif.
— Le fer électrique est dans le placard de la cuisine, me dit-il en sortant.
En pénétrant dans la salle de classe où l’ombre du soir s’insinue doucement, je note que ma petite institutrice a ôté sa blouse bleue et qu’elle porte un ravissant chemisier garni de dentelles et une jupe de girl-scout bleu marine.
Elle s’est collé deux petits traits de rouge sur les labiales et elle a posé sa houppette sur ses joues.
Je fonce jusqu’à son burlingue. Elle s’efforce de prendre l’air d’une demoiselle sérieuse et y parvient assez bien.
— J’ai attendu cet instant heure par heure, seconde par seconde, lui chuchoté-je.
Ça y est ! V’là Rosette qui rosit comme un bouquet de roses pompon, ou comme une crevette bouquet, au choix (je vends ces métaphores au même prix en prévenant loyalement mon aimable clientèle qu’elles ne seront ni reprises ni échangées).
— Par quoi voudriez-vous commencer ? balbutie-t-elle.
Ô l’ingénue ! Ça vous retape un blasé, des questions pareilles ! Un vrai bain de pureté, les gnaces, pour un garçon qui s’allonge des nanas pas croyables à longueur d’années et de plumards.
— Je me ferais bien une petite révision des verbes du premier groupe, lui dis-je en m’asseyant sur son coin de table.
— Vous… vous croyez, hoquette Rosette.
Sa poitrine nubile se soulève à un rythme accéléré.
— Pourquoi pas…
— Ils sont tellement faciles que… vous devez les connaître…
— Pas tellement. Tenez, j’ai jamais conjugué le verbe aimer, c’est bête, non ?
Je pose une main hasardeuse sur son épaule. Ça frissonne méchant sous mes doigts.
— Je t’aime, murmuré-je.
Je ne sais pas si c’est bon pour le chef opérateur, en tout cas pour l’ingénieur du son ça doit être impec. Un velouté ! Un vibrato ! Dans les graves j’suis imbattable ! Et si vous aviez dans les coquards le regard que je braque sur elle à cet instant, mes choutes, vous partiriez à la renverse sur votre sofa ! Mes lampions ne sont pas en code, je vous le garantis ! Ils feraient fondre la calotte glaciaire du pôle.
— C’est après que je me rappelle plus, je chuchote dans l’ombre complice.
Elle essaie de reprendre ses esprits, mais y a de l’encombrement sur sa ligne privée : ses voies respiratoires ne sont pas à la hauteur. Elle manque d’oxygène. Je la prends en pitié et je lui refile du mien. Je suis le genre d’homme qui sait puiser sur ses réserves dans les cas urgents.
Elle a droit à une ration de cinquante centimètres cubes de mon mélange personnel (oxygène, azote), ce qui la ranime instantanément.
— Non, laissez-moi, gémit-elle.
Justement : elle le gémit trop pour que j’obéisse. Je la prends dans mes bras, et c’est la célèbre Valse des patineurs, interprétée en solo d’abord par le maestro San-Antonio du conservatoire de Bourg-la-Reine (classe de fifre à moustache et second premier grand prix de clarinette baveuse), lequel est bientôt accompagné à la langue fureteuse par la gente Rosette. Elle est inexpérimentée mais douée. C’est de la mignonne qui ne demande qu’à s’instruire. Je suis certain que si elle avait poussé ses études, elle aurait pu faire une belle carrière dans les langues vivantes.
La voilà qui s’agrippe à moi comme Agrippine à son oncle Claude. Je lui fais un massage de roberts d’une suprême délicatesse, style « tout pour la jeune fille ». Elle roucoule.
La conjugaison sollicitée au départ s’opère toute seule. On se cogne le présent de l’infinitif, puis on passe au futur sans changer de vitesse et en laissant le passé pour l’avenir[2].
Ineffable moment ! Je ferais des folies pour une gamine pareille. On se sert une nouvelle infusion de muqueuses lorsqu’il se produit un choc sourd. Nous nous désunissons et nous regardons le plancher.
— Un gamin a dû nous voir, s’épouvante ma conquête, il vient de nous lancer une pierre.
— Quelle pierre ?
— Là, voyez…
Je regarde, et j’ai illico le Rasurel qui s’humecte. La pierre en question n’est autre qu’une grenade. La promptitude de San-Antonio est proverbiale. À peine ai-je pigé que déjà j’attrape la patate. Ma vie se joue sur de fabuleuses fractions de seconde. Je lance la grenade par la même croisée. À peine est-elle hors de la classe qu’elle explose. Ça produit un sacré badaboum. Les vitres de la croisée font des petits. Rosette hurle comme une folle. Je la cramponne et la presse contre moi.