— Calmez-vous, chérie, nous sommes indemnes.
Elle est verte, mais d’un très beau vert. Je la berce un moment jusqu’à ce que je sente s’atténuer les battements fous de son pauvre petit cœur.
— Un attentat ! C’était un attentat ! bredouille ma douce pucelle.
— Mais non, il s’agissait d’une blague, la calmé-je.
Et j’ajoute, convaincant :
— Ce n’était qu’une misérable grenade d’exercice. Ça fait du bruit, seulement du bruit…
Là-dessus je la moule pour sauter à l’extérieur. La fenêtre en question ne donne pas sur la cour, mais sur une prairie dont les herbes sont assez hautes. Des troncs d’arbres sont criblés d’éclats, de même que la façade du groupe scolaire. Je me mets à suivre des traces d’herbe foulée. Celles-ci vont en direction d’un vieux lavoir banal situé à cinquante mètres de là. J’arrive au bâtiment démantelé mais je ne vois personne. J’ai dans la tronche que le type qui nous a offert ce petit cadeau d’anniversaire avait assuré ses arrières et qu’il est maintenant hors d’atteinte. Pour une sale blague, c’est une sale blague. Néanmoins je suis ravi car je préfère l’action à l’immobilisme. M’est avis, mes frères, que j’ai eu le nez creux en allant chez la mère Soubise. Mon arrivée a jeté la perturbation. Il y avait chez la vioque quelqu’un qui n’a pas été dupe et qui a pris les jetons. C’est très bon qu’un criminel perde la boussole.
Je reviens, songeur, à l’école. Celle-ci est en retrait du village et l’explosion n’a attiré que trois personnes. Je leur dis que c’est moi qui ai fait exploser des pétards que des gosses avaient apportés en classe. Ça leur suffit et les curieux se taillent. La petite Rosette a les copeaux. Je la réconforte de mon mieux et je lui conseille d’aller se barricader chez elle et de n’ouvrir qu’à son collègue ou à moi-même. Mais elle hoquette de trouille. Alors, sous le sceau du secret je lui avoue qui je suis et ce que je fabrique à Grangognant-au-Mont-d’Or. Du coup elle en est complètement revigorée.
— Vous comprenez, mon amour, je susurre, le type qui nous a lancé cette grenade a deviné qui j’étais et a voulu m’intimider…
— C’était une vraie grenade, n’est-ce pas ?
— Mais non !
— Si ! J’ai vu les éclats de pierre, dehors…
— Alors disons qu’il a voulu me tuer. En tout cas, il n’a rien contre vous. Évidemment, si cette grenade avait explosé dans la classe… Mais maintenant je suis prévenu et je vais ouvrir l’œil…
Extasiée, la gosse balbutie :
— Vous êtes commissaire…
Je lui cloque mon patin géant, celui qui a obtenu le prix spécial du jury au Festival de Cannes, histoire de lui prouver qu’un commissaire est aussi un homme.
Là-dessus, je vais retrouver mon bon Béru au Café de la Mairie.
Accoudé au zinc, il palabre vilain, le Gravos. Il explique à un auditoire attentif ses méthodes pédagogiques. D’après ce que je comprends, la taulière lui a demandé pourquoi son petit garçon n’avait plus ni devoirs ni leçons et Sa Délicatesse s’en donne à cœur joyce.
— J’applique la méthode bulgare, affirme-t-il. Faut que l’élève laisse se refroidir son bouilleur quand y rentre à la casba. Autrement y risque le pire. Tenez, j’ai z’eu dans ma classe un enfant prodigue qui a fini par se faire une hernie au cerveau à force de potasser la grammaire. Et les hernies au cerveau, j’sais pas si on vous l’a dit, mais c’est les plus traîtres, vu qu’on ne peut pas porter de bandage à c’t’endroit…
L’auditoire approuve gravement. Le Gros vide son pot[3] de beaujolais et enchaîne :
— Plus on en apprend plus on en sait, et je vais bien vous étonner, mais c’est les ceuss qui se ménagent les méninges qu’on trouve z’aux leviers de commande…
La bistrote, une grosse rougeaude avec des yeux comme de la gelée de groseille et une paire de joues passées au minimum, demande :
— M’sieur l’instituteur, puisque je vous tiens, est-ce qu’on doit dire des chacals ou des chacaux ?
Le Gros hausse les épaules.
— C’est marrant, le nombre de personnes qui me posent la colle, fait-il avec une noblesse de manière qui en dit long comme le lit du Général sur son savoir.
Puis, levant un index sentencieux :
— On dit toujours un chacal ! affirme-t-il.
— Mais quand y’en a plusieurs ? insiste la bistrote assoiffée de science.
— Justement ! C’est là que vous l’avez dans le pétrousquin, madame Lenfoiret, jubile l’instituteur (sorti en droite ligne d’Anormale), y a jamais deux chacals à la fois. De ce fait, le pluriel, on en a rien à foutre, comprenez-vous ? Le chacal est un oiseau qui vit seul, voilà la verdure !
Le facteur, qui lichetrogne au fond du troquet, s’écrie :
— Le chacal, c’est pas un oiseau !
Bérurier se cloque les mains aux hanches et fonce sur le malotru.
— Ah ! un chacal c’est pas un oiseau ! gronde-t-il.
— Non, monsieur, déclare l’homme des lettres.
— Quoi t’est-ce alors ? ironise le Mastar.
— C’est un mammifère ! annonce le postman avec force.
Béru fronce les sourcils. Les deux hommes sont nez à nez, comme des coqs avant de se filer une rouste.
— Vous jouez sur les mots, facteur ! décide mon vaillant camarade.
Et, prenant la salle à témoin :
— Car tout le monde sait bien que mammifère, c’est le mot latin qui veut dire « oiseau » !
Un petit bonhomme avec une casquette enfoncée jusqu’au menton hasarde par-dessous sa visière cassée :
— Moi, j’ai vu des chacals !
Silence général. Le Gros hoche la tête.
— Voilà enfin un monsieur qui va gratifier ce que j’ai dit, soupire-t-il. Je vous laisse la parole, monsieur.
La casquette annonce :
— Un chacal, c’est comme un petit chien.
Béru a un léger flottement.
— Et mon c…, fait-il d’une voix lasse, c’est comment ?
Puis, passant à la contre-attaque :
— Dites voir, gars, vous seriez t’y pas le père à Jean-Louis Cugnazet ? Je vous reconnais à la casquette.
— C’est mon fils, oui, répond l’homme qui a vu des chacals.
— Eh ben, je vais vous annoncer une bonne chose, dit Bérurier, il aura un zéro en calcul demain matin pour lui apprendre à avoir un père aussi ignace.
Les consommateurs éclatent de rire. Encouragé, Béru se penche sur le facteur-détracteur.
— Quant à votre môme à vous, facteur, il se farcira trois fois le verbe « je dois pas faire passer le maître pour une truffe quand y cause », compris ? Et si de tels incendies, je veux dire incidents devaient se reproduire, je me voirais dans la pénible obligeance de l’envoyer voir dans les gogues si j’y suis.
Je profite de la pause pour me manifester. Béru me rejoint près de l’entrée, encore rouge de courroux.
— Les pétezouilles, ça sera toujours les pétezouilles, me dit-il. Indécrottables, tous tant qu’ils sont !
— Entre nous, Gros, un chacal n’a jamais été un oiseau et ça ressemble en effet à un petit chien.
Béru rejette son bitos sur la malle arrière de son crâne.
— Je ne veux pas chicaner, dit-il, mais du moment que moi, le maître d’école, je prétendais le contraire, ils n’avaient pas le droit de me jeter un démentiel. Où qu’irait l’autorité si on se mettrait à approfondir par exemple ce que nous racontent nos supérieurs et nos dirigeants ? Hein ?