Lancé, le Vieux pérore :
— Il n’a pas voulu prévenir la police, vous comprenez… Ses hôtes appartiennent au tout Paris et…
Bien entendu, avec ces gens-là, il n’est pas question de la petite flicaille de quartier.
— Je vous demande sur un plan tout à fait amical, cher ami, d’aller voir sur place de quoi il retourne…
Faut-il vous l’envelopper, vous allez loin ? Emballé vite-fait, qu’il est, votre San-Antonio. Avec une faveur comme les œufs de Pâques ! Je maudis le Vieux, ses potes et ma foutue manie de décrocher mon téléphone quand il se met à carillonner au mitan de la nuit.
— Je vais y aller, monsieur le Directeur.
Il me refile l’adresse de Petit-Littré.
— Dès que vous aurez du nouveau, appelez-moi !
— C’est ça !
Je pose le combiné sur sa fourche et je me tourne vers Irène.
— Vous partez ? bredouille-t-elle, le persil flétri par la déception.
— Oui, une affaire urgente à traiter.
— À pareille heure !
— Un de nos gros clients prend l’avion du matin pour Rio et voudrait passer auparavant une commande de cent vingt milliards de dollars, je cours lui porter notre catalogue.
Elle branle le chef, en attendant mieux. Elle comprend.
— Vous vendez quoi ?
— Des appareils à faire du vent, expliqué-je. Vous allez faire un petit dodo ici en m’espérant, je n’en aurai pas pour bien longtemps.
Je troque mon prince de Galles fripé par le voyage en chemin de fer contre un bleu-marine croisé et je cours sortir ma M.G. du garage.
Vingt minutes plus tard, je m’annonce chez les Petit-Littré.
C’est la crèche façon Versailles ; pas du tout le genre de logement où on va faire pipi sur le palier ! Il y a deux étages, une cour intérieure plantée d’arbres bicentenaires, un perron un peu plus grand que la scène du Palais de Chaillot, et une grille en fer forgé à côté de laquelle la Porte Stanislas à Nancy ressemblerait à un panier à bouteilles.
Mon arrivée est attendue avec une impatience qui m’honore. À peine viens-je de claquer la portière de ma pompe qu’un larbin en veste blanche et nœud noir se précipite.
— Monsieur le Commissaire San-Antonio ? demande-t-il.
— Si fait, dis-je pour prouver à l’esclave que je sais me retenir de me moucher dans les rideaux lorsque je vais dans le monde.
— Monsieur vous attend dans le hall.
Je gravis la volée de marches en marbre rare de Carrare et je pénètre dans un hall aux proportions inhumaines.
Je découvre M. Petit-Littré affalé dans son fauteuil Louis XIII à os de mouton. Son visage ne m’est pas inconnu car c’est un homme célèbre. N’est-il pas l’éditeur heureux de Paul-Louis Muguet, le mineur de fond-poète qui obtint le Prix de l’Académie Française l’an dernier pour son ouvrage « Tous au Charbon » ? Ode à la fois futuriste et spéléologique dans laquelle se révèle le style sous-terrain, plus communément appelé « Style grisou ». Grâce auquel la littérature française s’est enrichie de la phrase sans verbe et sans épithètes ? N’est-ce pas également Petit-Littré qui découvrit tant de talents vigoureux qui sans lui seraient demeurés ignorés du gros public ? Je n’en veux citer pour exemple que les principaux : Minouchet, le bébé-prodige qui pondit : « Le lait à la bouche » alors qu’il n’avait que dix-huit mois et trois dents ; Valentine Bichu, qui décrocha le Goncourt avec « Le doigt d’une jeune fille rangée » ; Victor Sacrebleu et son pamphlet politique intitulé « Le vieil homme et l’amer ». Mais Petit-Littré n’est pas seulement un découvreur, il a apporté sa contribution directe à la gloire des classiques en éditant toute l’œuvre de Balzac, depuis l’exemplaire 00.01, sur papier maïs à bout filtre. Bref, c’est quelqu’un.
Il mesure environ un mètre trente-cinq, il a le dessus du crâne dénudé, ce qui n’est pas fait pour le grandir et il porte, outre la cinquantaine, d’énormes lunettes à montures de bois. Il a un regard bleu et proéminent et une petite voix d’eunuque à qui on raconterait des cochonneries.
Il Jaillit de son fauteuil comme de la pâte dentifrice lorsqu’on marche sur le tube et se précipite sur moi en frétillant.
— Léon Petit-Littré, se présente-t-il en me proposant une main qu’il doit ganter au rayon fillettes des Galeries.
Je considère ce minuscule individu. Dans son milieu, on l’a surnommé le nabot-Léon de l’édition.
— Commissaire San-Antonio, riposté-je.
J’engloutis sa pincée de cartilages dans ma dextre et j’attends ses explications.
— C’est inouï, fait-il. Absolument inouï. Veuilles me suivre.
Ça m’est d’autant plus facile que ses enjambées ne dépassent pas vingt-cinq centimètres.
Petit-Littré me drive jusqu’au grand salon. Là, un spectacle étourdissant m’attend. Une vingtaine de personnes en tenue de soirée gisent sur les canapés ou sur les tapis. Elles remuent faiblement en poussant des vagissements ou des rires fluets. Elles ne paraissent pas souffrir, mais elles sont inconscientes… Les dames ont des râles pâmés.
Leurs robes du soir sont retroussées Jusqu’au menton.
— Aberrant, n’est-ce pas ? me fait l’éditeur.
Je dois reconnaître que c’est la première fois que je vois un truc commak.
Cinq ou six invités ont échappé au carnage. Ils sont au centre de l’immense pièce et palabrent avec des mines soucieuses.
— Il faudrait appeler un médecin, dis-je.
— C’est fait, j’ai téléphoné au professeur Baldetrou, il va arriver dans un instant !
Je me penche sur un type affalé sous une table, les bras en croix. Il est le seul à porter une veste de smoking blanche.
— Lui, c’est le maître d’hôtel, m’avertit Petit-Littré.
Je palpe la poitrine de l’intéressé. Le cœur bat régulièrement, quoique un peu vite. Ses paupières frémissent et, parfois se soulèvent pour laisser filtrer un regard blanc et mort.
— C’est insensé, non ? me demande Petit-Littré.
J’en conviens. Franchement, les mecs, je ne regrette plus de m’être dérangé. Un spectacle pareil c’est payant, croyez-moi.
— Comment cela a-t-il débuté ? je demande.
Le nabot éponge son front de poupée avec sa pochette de soie.
— Le dîner s’est déroulé normalement. L’atmosphère était excellente. Noms sommes passés au salon. Et, au bout d’un moment, le général Glandu, ici présent…
Il me désigne un gros vieillard aux narines dilatées. C’est plutôt « ici absent » qu’il devrait dire…
— … Lorsque le général Glandu ici présent s’est mis à pousser de grands soupirs dans son fauteuil. Nous lui avons demandé ce qu’il avait. Il nous a répondu de façon incohérente. Comme nous nous apprêtions à appeler un médecin, croyant à une attaque, la princesse de la Roturière s’est jetée à terre en poussant des cris… Et les uns après les autres, toutes les personnes que vous voyez là ont suivi… Effarant, n’est-ce pas ?
— Vous-même n’avez rien ressenti ?
— Non, non plus d’ailleurs que les amis qui sont ici.
Il me désigne le groupe des gnaces qui sont hautement réprobateurs. Figures de bois, silence hostile. L’aventure ne les amuse pas. Ils ont un standing à conserver et ils sentent qu’il est engagé sur une pente savonnée. Demain, ils seront peut-être la proie des journalistes et la risée de Paname.
Marrant, tous ces gens qu’on a réunis pour une bouche-en-cul-de-poule-party et qui se vautrent sur le téhéran de Petit-Littré en vagissant.