— Si la Berthe me verrait, tu parles d’une commotion, mon neveu !
Puis, soudain :
— À propos, faut que je te cause de quéque chose, San-A. Pendant que tu te farcissais la visite de l’usine à gnole, j’ai fouinassé dans le château.
Sa bouille d’intense brave homme a une expression mystérieuse.
— Et j’ai repéré du louche plutôt bizarre.
— Quoi donc ?
— Eh bien ! figure-toi que le Maychoses a piloté le wagonnet de la vieille jusqu’à une pièce qu’est tout à fait au fond du grand couloir principal.
— Et alors ?
— Attends. D’habitude, si t’as remarqué, quand c’est qu’il la conduit quelque part, il ne la quitte pas. Là, au contraire, une fois devant la lourde, la vioque a sorti une clé de son giron et c’est elle qu’a ouvert. Elle a rentré et Maytrucs s’est taillé. La mère Roulette a refermé à clé derrière elle et elle est allée en faisant marcher elle-même son teuf-teuf jusqu’à un bureau miniss.
— Comment le sais-tu ?
Le Gros se fend le pébroque :
— Dis, les larbins, c’est fait pour zieuter par les trous de serrure, non ?
— Après ?
— J’sais pas ce qu’a s’est mise à bricoler. Elle avait une cassette en fer et elle s’est mise à farfouiller dedans…
Il se tait, arrache un poil de son nez en un mouvement qui lui est familier car le Gravos est coutumier de ce genre d’ablation et mire le poil à la lumière de la lampe.
— Belle prise, admiré-je ; il fait au moins dans les huit centimètres.
— Je te le donne, annonce Béru en jetant son poil sur mon oreiller. Bon, où ce que j’en étais ? Ah ! oui… Quand elle a eu fini, Mme la Baronne s’est avancée, toujours en fauteuil, vers un meuble-classeur. Elle a rabattu le couvercle coulissant et a planqué sa cassette dedans.
— Merci du tuyau, fils ; c’est bon à savoir…
— Minute, patron, c’est pas tout.
— Dis, tu remplaces la huitième de France-Soir à toi tout seul !
— J’ai voulu voir, dehors, laquelle des pièces que c’était. Je m’ai repéré et j’ai pu la détracter. Elle est facile à reconnaître du reste.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle a la seule fenêtre qui soit munie de barreaux. Et je t’ajouterai que ces barreaux ont z’été posés depuis pas bien longtemps : le ciment est frais et ils sont à peine rouillés.
— Re-bravo, Bonne Pomme ! je crois que ton avancement se précise d’heure en heure.
— Ce sera pas du rabais, affirme immodestement Bérurier. Bon, je vais prendre mon service. Ce qu’il faut pas faire pour réussir dans la poule !
Quand je me pointe au big salon pour le dîner, tout le monde sont là, comme dit Bérurier. On me présente, je serre des mains, tout le monde glousse. Je suis l’attraction du jour chez des gens qui se font tartir. Il y a là le pasteur du village, le révérend Mac Hapott, sa femme qui est Anglaise, sa fille et son fils. Le pasteur est un grand sec habillé de maigre, avec peu de cheveux, un nez rougeoyant et des yeux pâles. Sa bergère est une personne pincée comme le binocle de son mari. Sa fille une grande bringue qui a fait sienne la devise de l’Empire Britannique : Dieu et mon doigt ; boutons on the frime, teint yellow, naze allongé. Le fils est roux, rouge, rouillé, roué, roussi, roulant, rouinier, et il bégaye.
Outre les Mac Hapott, je fais également la connaissance du lord maire, Mr Edward Sett, et enfin celui du baronnet Exodus Concy, père de Philipp, l’homme qui me doit la plus belle crise de foie de sa vie. Le papa Concy est un vieux rapace au nez crochu, au menton en forme de chausse-pied, aux petits yeux chafouins.
Je lui demande des nouvelles de son rejeton, mine de rien, et il annonce à la société consternée que Philipp a eu un petit accident de voiture : il a freiné trop brusquement et il est parti la tête la première dans le pare-brise, se fendant les deux arcades, le pauvre lapin. Je m’apitoie. On boit un drink et James Mayburn annonce que sa Grâce à roulettes est servie.
L’Enflure va devoir exécuter son triple saut périlleux. J’ai le palpitant qui me chahute un brin.
À table, je me trouve entre tante Daphné et Mrs Mac Hapott, ce qui n’a rien de réjouissant. Par contre, j’ai Cynthia en face de moi et nous pouvons emmêler nos pieds et nos regards.
Hors-d’œuvre : un saumon grand comme ça, à l’intérieur duquel Jonas pourrait emménager avec toute sa family. Il n’est pas mayonnaise, mais accommodé à une sauce tout ce qu’il y a d’anglaise. La mission du gars Béru ? Tenir le plat devant chaque convive tandis que Mayburn sert tour à tour les invités.
Je frémis comme pendant une émission de télé montrant une opération à cœur ouvert. Drôle de suspense, mes amis !
On sert tante Daphné sans encombre et on va pour alimenter la bergère du révérend lorsque sa Seigneurie Bérurienne éternue sur le saumon. Il se produit alors une inflammation de sa membrane pituitaire et il en découle (si je puis dire) la régurgitation d’un liquide aqueux et filant qui se met à trembloter à l’extrémité du nez bérurien. Le Gros veut ôter cette fâcheuse décoration, si peu appropriée à la solennité de l’instant. Il lève le coude droit afin de hisser sa manche à la hauteur de son nez, mais ce faisant, il compromet l’horizontalité du plat de saumon et la sauce piquante d’icelui tombe en une gracieuse cascade dans le cou de Mrs. Mac Hapott laquelle se met à pousser des clameurs comme si elle venait de découvrir un horse-guard à la place de son marchand de sermons dans la couche matrimoniale.
La consternation est générale, que dis-je : maréchale !
Je bredouille des excuses. Tante Daphné émet des petits cris. Le baronnet Concy dit que c’est dommage de gâcher une aussi jolie robe (imprimée, ça représente des hortensias mauves sur fond d’incendie) et une aussi bonne sauce. Mayburn réprimande Béru en anglais, lequel Béru lui répond en français :
— Ah ! vous, Maydeux, grogne l’Enflure, mettez-y une sourdine si vous voulez pas que je vous balance le reste dans le calbar.
Puis, après avoir déposé le saumon devant la tante Daphné, il se tourne vers la mère Mac Hapott.
— À nous deux, ma petite dame, fait mon collègue. Faut pas vous tracasser, on va réparer le malheur. Dites-vous bien qu’il vaut mieux ça qu’une jambe cassée.
D’autorité il saisit la serviette de la personne sinistrée, la trempe dans la carafe et se met à frotter la partie dorsale de Mme Mac Hapott. L’eau glacée fait à nouveau glapir la douairière. Le révérend n’est pas content. Il aime pas qu’on frotte sa gerce en public. C’est pas qu’elle soit lobée, mais dans son boulot on ne peut pas se permettre les fantaisies.
Son crétin de fils rigole comme un bosco. Le baronnet profite de la confusion pour s’empiffrer. C’est un super-radin.
Il doit avoir le porte-monnaie soudé à l’autogène et à l’église il s’évanouit au moment de la quête.
Enfin tout finit par rentrer dans l’ordre et le dîner se poursuit.
Béru, maintenant, a pour mission (dangereuse) de servir les vins. La vieille Mac a une cave de first quality, comme on dit à Paris. C’est du Pouilly fumé qu’elle sert avec le poiscaille. Béru, qui en connaît long comme une fin de mois de manœuvre sur le métier de sommelier, manœuvre avec classe et célérité. Il sert tout un chacun.
— Pas pour les enfants ! décrète sévèrement le pasteur en constatant qu’il a versé à ses chiares.
— Une goutte de picrate n’a jamais fait de mal à personne, va ! plaide le serviteur modèle.
Il montre la jeune fille boutonneuse.
— Ça y donnerait des couleurs à la demoiselle !
Mais le révérend reste inflexible.
— N’insistez pas, voyons, Benoît ! interviens-je.