— Brrr, ces couloirs sont glacials, fait-t-elle en courant à mon lit.
Sans façon elle plonge entre les draps, puis me regarde, amusée par mon expression ahurie.
— Qu’avez-vous, Tony ?
Ce que j’ai ! Les mecs qui jouent les porte-drapeaux dans les défilés militaires l’ont aussi, mais un peu plus haut.
On ne parle pas. On n’a rien à se dire. Le cinéma muet, c’est le plus expressif. Depuis qu’il est devenu parlant, le cinoche est moins éloquent. Alors je me tais. Et je lui projette en début de programme un documentaire sur la Vipère de broussailles, puis comme long métrage, et en grande première mondiale et écossaise : « la main de ma révérende sœur dans la culotte bouffante d’un zouave pontifical ».
J’sais pas si ça vient du climat, mais ce pays m’incite au dévergondage.
J’en suis à la quatrième bobine lorsque soudain Cynthia pousse un petit cri escamoté. J’interromps la séance pour regarder derrière moi, ce qui est assez difficile lorsqu’on pratique les délicates fonctions de projectionniste. Devinez ce que je vois ? Je vous le donne en (Cécil B… de) mille. Un fantôme !
Vous lisez bien, car j’écris bien : un fantôme !
Il est drapé dans un suaire blanc, et il avance lentement dans la pièce. Une lumière verdâtre brille à l’emplacement de sa tête. Il va d’une allure funambulesque, s’approchant de notre lit en un glissement feutré. Cynthia crierait d’horreur si je n’avais le réflexe de lui coller ma main sur la bouche. Surtout pas d’esclandre ! J’aime bien le surnaturel ; il agrémente la vie, mais je n’aime pas qu’il chanstique mes parties de jambons.
Le fantôme se rapproche encore et, soudain, bute sur une chaise. La lumière verdâtre bascule, tombe à terre et le fantôme se met à brailler :
— Oh ! b… de m…, je m’ai cassé le pouce du pied.
J’actionne la lumière. Un Béru bourré est là qui essaie de se dépêtrer de son drap de lit. À ses pieds endoloris gît la petite lampe électrique à feux vert et rouge qu’il serrait entre ses (j’allais dire ses dents) lèvres.
Furieux, je bondis du lit en costume d’Adam soigneusement amidonné, et je le saisis par le revers de son suaire.
— Espèce d’ignoble individu ! Grotesque ! Crétin ! Balourd ! Bas de plafond ! Résidu ! Écueil ! Fond de poubelle ! Demeuré ! Inconscient ! Débile mental ! Bœuf ! Malotru ! Expectoration ! Crasseux ! Minable ! Sous-produit ! Déjection ! Honte humaine ! Déshonneur vivant ! récité-je, passant sous silence les termes qui me paraissent pourtant le mieux convenir à cet être dégénéré.
Il pleure :
— Ben quoi ! Si qu’on peut plus plaisanter ! L’humour français, quoi !
D’un ultime coup de savate au bas des reins je le propulse hors de la pièce. Il rentre dans ses appartements en marmonnant des excuses et des jérémiades.
— Vous avez un bien surprenant domestique ! remarque Cynthia, pincée.
Je sors mon crochet des cas désespérés et je lui brode une fable-express. Béru est un ami de régiment. Il m’a sauvé la vie et je l’ai pris à mon service. Son pittoresque faisait très artiste… Vous mordez ? Seulement il boit. J’ai essayé de le renvoyer à plusieurs reprises, mais son désespoir est tel que… Bref, on finit par reprendre la projection interrompue.
J’attaque la bobine cinq, celle qui contient la grande scène au cours de laquelle le Cosaque du Don prend sa femme en croupe et lui fait un enfant en pleine bataille.
Elle trouve ça formidable, Cynthia. Elle crie bis et je grouille de réembobiner pour une seconde projection. Juste à cet instant, je perçois un glissement derrière moi. Mine de rien, j’avance ma main vers le commutateur et j’appuie : zéro. Le courant est coupé.
— Qu’est-ce que c’est ? chuchote ma ravissante partenaire. Encore lui ?
— Oui.
Je bondis du lit. La pièce est vide. Cette fois s’agissait-il d’un vrai fantôme ? Je cours jusqu’à la piaule du Gros. Il ronfle comme une course de hors-bord. Je le secoue, il pousse un barrissement et ouvre ses stores de batracien.
— Quoi t’est-ce ? bavoche l’Enflure.
— Y a encore fallu que tu reviennes faire le fantôme !
— T’es dingue, j’ai plus rebougé d’ici. Avec le branle que tu m’as sonné !
Je reviens dans la chambre. La lumière y brille copieusement ; une main mystérieuse a rétabli le courant.
— Vous avez dû vous tromper, fait la chère petite Cynthia.
Ses cheveux d’or composent une auréole de lumière derrière sa tête.
— Probablement, admets-je.
— Je crois qu’il vaut mieux que je regagne ma chambre, dit-elle, nerveuse soudain. Si tante Daphné savait que…
Elle rit, me file une bonne grosse galoche style bressan et disparaît.
Lorsqu’elle est sortie je regarde autour de moi avec hébétude. Je ne le répéterai jamais assez : la drôle d’enquête que voilà ! Méphisto est passé par-là !
Quelque chose me fait tiquer. Je ne sais trop quoi. Et puis si : je trouve. Mon veston que j’avais soigneusement posé sur le dossier d’un siège gît à terre. Je le ramasse, le palpe… Enfer et damnation ! Mon porte-carte d’identité a disparu, de même que le revolver trouvé dans le sac de Cynthia et que je conservais sur moi.
Cette fois je suis archi brûlé. Tellement brûlé qu’à côté de moi Jeanne d’Arc avait l’air d’être ignifugée. Ça urge de plus en plus.
Je regarde l’heure à ma montre[10] : une heure dix.
La noye est à moi. Je me refringue, mais en mettant cette fois, non plus mon bleu-croisé, mais un costar couleur de muraille, et je vais à la fenêtre après avoir bloqué la porte avec le dossier d’un fauteuil. Six mètres plus bas, c’est le gazon.
Je peux sauter mais pour remonter, bernique ! Bast, j’en serai quitte pour terminer la nuit dehors. Je prends appui sur l’appui (précisément) de la fenêtre et vlouff, je largue les amarres, l’atterrissage s’effectue normalement. Rasant les murs (j’ai un Sunbeam), je vais sur l’arrière de la masure, là où sont remisées les bagnoles. Tout est éteint à Stingines Castle. Je pousse ma Bentley jusqu’à la pente, puis je saute dedans et je me laisse glisser sur cinq cents mètres avant d’actionner le démarreur.
Direction Mybackside-Ischicken !
CHAPITRE X
Dans lequel j’achève de respecter la programmation du chapitre huit.
Je laisse mon corbillard à l’orée de l’impasse conduisant à la distillerie et je trotte jusqu’au portail. Là une première désillusion m’attend : je n’ai pas mon sésame. Il est resté chez nous à Saint-Cloud, car j’avais négligé de l’emmener en Dordogne pour les vacances. Or, ce damné portail est pourvu d’une serrure extrêmement costaud. L’attaquer avec ma lime à ongles équivaudrait à vouloir vider le lac du Bourget avec une cuillère à café. Reste la solution de l’escalader. Deuxième désillusion : il est garni de piques acérées braquées vers l’extérieur. Je fais néanmoins une ou deux tentatives qui s’avèrent infructueuses. Vais-je me laisser arrêter par de tels obstacles ? Que nenni !
Je retourne à ma voiture et je me mets à draguer dans la campagne environnante jusqu’à ce que j’aie trouvé un boqueteau. Là je coupe une branche de bouleau bien droite et longue d’au moins cinq ou six mètres. Je l’ébranche, l’effeuille et l’attache sur les ailes de la bagnole.
Retour à la distillerie. Ça sert d’être sportif.