Je ne pulvérise pas le record du monde au saut à la perche, mais je suis capable de franchir les trois mètres du portail.
Je dépose ma veste à terre, j’assure l’extrémité de la perche dans ma main et je recule en comptant mes pas. Il s’agit de sauter en évitant les piques férocement braquées vers l’en bas ; je dois ne pas lâcher ma perche afin de la faire basculer en même temps que moi de l’autre côté ; et enfin tâcher de bien me recevoir sur les pavés ronds de la cour. Supposez que je me casse une guitare, qu’est-ce que je pourrais bonnir comme justification de ma présence en ces lieux ? Que j’y attends le métro ? Il n’y en a pas à Mybackside.
Concentration de l’athlète.
Et puis vas-y, San-Antonio ! Ma foulée est nette, heurtée, rapide. Mes doigts s’enfoncent dans le bois.
Je pique la perche convenablement, je donne le coup de rein nécessaire. Mes pieds, mes jambes, quittent le sol de l’impasse. Mon torse se met à l’horizontale, s’élève encore. Ne pas lâcher la canne ! Je retombe de l’autre côté. Gare aux taches ! Bing ! Un courant électrique me secoue les nougats.
Je suis entier. Un peu endolori, mais me voici dans la place.
La perche par contre ne m’a pas suivi. Elle s’est bloquée entre deux piques du portail et elle ressemble à la barrière à demi-dressée d’un passage à niveau. Heureusement que la distillerie n’est pas sur une voie principale.
Je me dirige doit vers l’entrepôt. La porte est fermée à clé mais cette serrure est moins récalcitrante que l’autre et en dix minutes je parviens à lui faire entendre oraison, comme disait Bossuet.
Je dévale l’escalier à tâtons. Ce n’est qu’une fois en bas que j’actionne ma torche électrique, certain que nul ne la verra depuis l’extérieur. Je cherche les petites taches que j’ai aperçues sur le sol dans l’après-midi et je les trouve aisément. Je les humecte avec ma salive et je regarde mon doigt. C’est sûrement du sang. Vous devez vous dire, rouscailleurs comme je vous connais, que je fais bien des giries pour deux taches de sang ! C’est vrai. J’ai la gamberge fertile, que voulez-vous. On y sème un haricot et on récolte le vent ! Jusqu’à présent ça ne m’a pas trop mal réussi. D’ailleurs si je me suis fait poultok c’est parce que je jouissais d’un sixième sens, faut croire ?
Je me dis que ma torche électrique est insuffisante pour une exploration minutieuse des lieux ; je me dis en outre que ces lieux sont provisoirement inoccupés ; je me dis encore que je me trouve dans une cave et qu’il m’est possible d’utiliser l’éclairage-maison ; je me dis enfin que je serais une patate en ne le faisant pas.
Je le fais.
Pourquoi suis-je littéralement captivé par l’atmosphère bizarre de l’entrepôt ? Est-ce cette odeur d’alcool ? Est-ce cette touffeur souterraine ? Toujours est-il que, courbé en deux — ou plus exactement en trois — je me mets à rechercher d’autres taches avec une obstination dont seul un poulman est capable.
Je finis par découvrir, non plus des taches, mais une petite traînée sanglante sur la paroi d’un fût. Ce fût est neuf.
Je le cogne du doigt : il sonne le plein. La plaque de cuivre qui y est vissée annonce qu’il contient un alcool distillé cette année.
J’ai un instant de flottement. Les remugles de l’entrepôt me chavirent un petit peu. Une pensée aussi me chavire : je me dis que je suis au cœur du problème. J’ai fait ce voyage, accompli ces travaux d’approche dans le seul but de pouvoir explorer cette distillerie. Eh bien, puisque j’y suis, il faut que ça paie ! Je n’en sortirai qu’avec du positif.
San-A reprend l’examen du fût. Et comme il a le don d’observation plus poussé que celui de Sherlock Holmes, il constate que ce fût a été un peu martyrisé à coups de burin au niveau des deux cercles de fer supérieurs. Je m’explique car, ramollis de la coiffe comme vous l’êtes, vous seriez capables de ne pas piger. Avec un marteau et un burin, on a, récemment car les entailles sont toutes fraîches, ôté les cerceaux supérieurs du fût afin d’écarter les douves. Et si on a écarté les douves c’est pour pouvoir enlever le couvercle du fût, si tant est qu’on puisse appeler cela un couvercle ! Et si on a enlevé le couvercle, c’est parce qu’on voulait introduire dans le tonneau quelque chose qui était trop gros pour passer par la bonde. Vous voyez jusqu’où me mène, jusqu’où m’amène le petit jeu des « si » ?
La curiosité me démange comme un boisseau de morpions. Peut-être que je me berlure et que la futaille ne contient que de l’honnête scotch ? Mais peut-être aussi que le nez creux de San-A l’a conduit à une découverte de la plus hight importance.
Comment diantre explorer cette barrique maintenant qu’elle est pleine ? Si j’ouvre la bonde, la cave ressemblera bientôt à la piscine Molitor. Si je fais sauter les cercles ce sera un geyser de whisky qui me partira au nez. Pour transvaser le liquide dans un autre fût, il me faut un matériel ad-hoc et du temps… Ah ! Il y a de quoi réfléchir. Mais votre merveilleux commissaire, mesdames, a plus de ressources que M. Boussac.
Le v’là qui bombe dans un local voisin de l’entrepôt où l’on répare les fûts. Il s’empare d’un vilebrequin et d’une petite scie à main. Il revient, se juche sur le fût et se met en devoir de découper une lucarne dans la partie supérieure d’icelui. Le boulot me prend près d’un quart d’heure, mais je parviens à pratiquer un trou d’environ soixante centimètres de diamètre. Je retire le petit trapon à peu près rond résultant de cette scierie et je plonge le bras dans le fût. Il est effectivement plein de whisky jusqu’en haut. Je saisis ma torche électrique et j’amène son faisceau au ras du liquide ambré. Je distingue alors une masse sombre dans le tonneau. En y regardant de plus près, je m’aperçois qu’il s’agit d’un homme. Il a la position caractéristique d’un fœtus conservé dans un bocal. Je saute de mon fût et je furette pour trouver un crochet. Je n’en trouve pas, mais, plus industrieux qu’une abeille (d’ailleurs mon meilleur ami s’appelle Dard) j’en fabrique un avec un gros fil de fer et je me livre à la pêche au cadavre. Faut vivre ça pour y croire, mes amis. Qui m’aurait dit qu’un jour je pratiquerais ce sport ! Un mort dans un tonneau de scotch ! Y a qu’à moi que ça arrive, des trucs pareils. À moi et au défunt, natürlich. Quelle histoire !
Il me faut près d’une demi-heure pour parvenir à mes fins. Je finis pourtant par hisser le cadavre au niveau de la tisane et par l’alpaguer par son revers. Je le hisse hors du fût et je constate alors qu’il s’agit d’un monsieur de quarante-cinq ans environ, bien conservé (dans l’alcool à 43°), blond cendré, portant un complet d’alpaga bleu, une chemise blanche à col ouvert, des chaussures de daim. Ses poches sont rigoureusement vides. Mais détail intéressant : il porte sous l’aisselle gauche un étui à revolver américain. Un étui seulement, car l’arme a disparu. Vu sa macération sans doute assez prolongée dans l’alcool, il m’est impossible d’évaluer la date du décès, du moins puis-je en établir les causes : ce type a succombé d’une balle de 9mm logée en plein cœur et à bout portant (sa chemise est toute brûlée à l’endroit de l’impact).
Je ne puis m’empêcher de penser que le revolver trouvé dans le sac de Cynthia est de ce calibre et qu’il a servi naguère.
Que faire de ma trouvaille ? La porter aux objets trouvés ou aux objets perdus ? Si je m’écoutais, j’alerterais le Yard illico car cette fois c’est du tangible que j’aurais à lui présenter. Seulement, ce faisant, je perdrais le bénéfice de l’enquête. Nous ne deviendrions, nous les gars de Paris, que des rabatteurs et ce sont ces messieurs les rosbifs qui auraient droit aux couronnes de laurier.
Ne rien faire avant d’avoir mis le Vieux au parfum de ce « bisness »[11]. À lui de prendre les décisions qui s’imposent.