Je remets l’amateur de whisky dans le fût. J’ajuste le mieux possible l’espèce de sorte de trapon découpé par moi dans le dessus du tonneau et je frotte le tout avec de la poussière. Faut savoir que ce trou existe pour le découvrir. Même un gars qui grimperait à un escabeau ne pourrait apercevoir les traces de ma belle besogne.
Vous vous rendez compte si c’est ingénieux comme sépulture ? Normalement on ne devait pas toucher à ce fût avant dix-huit ans. Et même au moment de la mise en bouteilles, rien n’indique que le locataire eût été découvert…
Je quitte l’entrepôt, j’éteins la lumière après avoir remis tout en place. À quoi bon poursuivre mes investigations ? J’ai la preuve que cette maison Mac Herrel est une joyeuse pépinière de distingués truands.
Car ils ne vont pas nous faire croire que ce défunt dans le scotch-maison, c’est le secret de fabrication du cinq étoiles ?
Le vent souffle avec force.
Je regarde ma canne fichée dans les piques de protection du portail. Je me suis déjà servi de ce système sportif pour exécuter une dangereuse mission en Allemagne de l’Est, je crois.
Ce qui est duraille avec le coup de la perche, c’est de réussir des allers-retours. Heureusement que les piques acérées sont dirigées vers l’extérieur. Je prends un élan d’au moins dix mètres et je saute, bras levés, mains préhensives. Je saisis le sommet du portail. Un rétablissement, et me voilà en équilibre sur la barre supérieure après avoir acquis une ultime propulsion en posant le bout de mon pied gauche sur le rebord de la serrure. Le premier gymnaste de France, je vous dis. Un de ces quatre faudra venir le voir exécuter ses exercices au cheval d’arçon, votre San-A. Tout en blanc, comme un dominicain ! Avec l’écusson de sa grande maison brodé sur le baquet : pas un coq, mais un poulet ! Bath ! Mais ça sera pour plus tard because des besognes aussi urgentes qu’ingrates me sollicitent.
Je presse le pas vers la sortie de l’impasse, (la police française est souvent dans une impasse) et je n’en suis plus qu’à une cinquantaine de mètres, lorsque deux phares éblouissants m’inondent brusquement de leur lumière blanche, crue comme le parler de Béru. Une grosse auto radine, lentement. Son conducteur doit me voir comme en plein jour avec ses projos de D.C.A.
Je maudis le hasard qui me coince aussi salement. Puis, très vite, je pense à autre chose car l’auto, au lieu de s’arrêter, fonce sur moi. Il me faut un dix-millionième de seconde pour réaliser, mais quand j’ai pigé, mes tifs se mettent debout sur mon dôme, comme des écoliers quand l’inspecteur rentre dans leur classe.
Le chauffeur veut m’écraser. Et ça n’offre aucune difficulté vu que je suis dans cette impasse comme un rat dans une nasse. À gauche et à droite, des murs de briques. Au fond, le portail hermétiquement bouclé… C’est cuit, râpé, enveloppé dans de la paille d’emballage. D’ici moins de temps qu’il n’en faut à un postier pour oblitérer un timbre, votre ravissant San-A va être transformé en galette flamande. D’autant plus que la tuture dont au sujet de laquelle je vous cause est grande comme une camionnette. Mince d’emplâtre ! Un peu trop chargé en moutarde, le sinapisme. Je recule. L’auto avance. Tout se passe comme dans un cauchemar ; ça a le côté horrible et inexorable des cauchemars. Seulement mon Jazz ne sonnera pas pour me réveiller.
Si au moins j’avais encore le pétard de la môme Cynthia je me grouillerais de défourailler dans le pare-brise du Monsieur, histoire de lui boucher l’œil. J’ai un bref regard en arrière. Je ne suis plus qu’à une dizaine de mètres du fond. Le pilote m’ajuste sans se presser. Il déguste : c’est un gourmet.
À cette allure, je peux pas espérer le feinter en me jetant à gauche s’il me braque à droite ou lycée de Versailles.
Je respire un petit coup, juste le triste nécessaire, comme dit le Gravos, manière de m’oxygéner les idées. J’essaie un saut de carpe pour tâter les réflexes de l’écraseur. C’est un malin déguisé en pas-bête. Au lieu d’essayer de me cueillir il freine. Et il attend la suite.
La suite, c’est le génie portable de San-A, celui qui lui a valu le premier grand prix au festival du poulet le plus intelligent du monde et de sa banlieue, qui la lui sert.
En un éclair, j’ai réalisé que ce qui fait la force de mon agresseur, c’est qu’il me voit. Avec une brusquerie étonnante, enfin moi je la trouve étonnante et ce que vous en penserez m’indiffère ! je me jette à plat ventre à moins d’un mètre de la tire. Il a pigé, mais trop tard et il fonce. Un pneu passe au ras de mon visage et me déchausse le nougat droit. Bibi ne perd pas son temps à le récupérer.
Je rampe sous la guinde aussi vite que je le peux. L’autre commence une marche arrière. Drôle de jeu, hein ? Maintenant je suis « sous » la tire. Je me tourne sur le dos (because ma partie face est la plus délicate et la plus appréciée des dames).
Je saisis à pleines mains le pont arrière de l’auto et je redresse ma tête le plus possible. L’automobiliste-assassin recule d’une trentaine de mètres, puis s’arrête, étonné de ne pas avoir senti le volume de mon corps sous ses roues, étonné surtout de ne pas me voir, gisant, au milieu de l’impasse.
Il pige pas. Ce que je pige, par contre, c’est ma douleur.
Les pavés pointus m’ont râpé le dos et le dargif jusqu’au sang. C’est pas un mode de locomotion intéressant pour les grands voyages, vous savez ! La suspension laisse trop à désirer. Et puis le pot d’échappement brûle le dessus de ma main et me crache de l’essence carbonisée à la poire.
L’autre recule encore un peu, doucement, d’environ trois ou quatre mètres. Ne voyant toujours rien, il repart en avant. Peut-être suppose-t-il que j’ai été harponné par son pare-chocs ?
En l’entendant passer sa première, je lâche le pont. La guinde a un élan. Me voici dégagé. L’auto, maintenant, je l’ai dans le dos, et son conducteur aussi l’a dans le dos !
Le temps de m’apercevoir dans son rétroviseur, d’exécuter une manœuvre quelconque et je suis hors de l’impasse. Le plus beau cent mètres de ma vie, les gars ! Et avec une seule godasse !
Je cavale à ma Bentley, je m’y engouffre, je mets le contact. Voilà l’autre chignole qui surgit en marche arrière de l’impasse. Faut pas rater une occase pareille. Je démarre en seconde. Toute la sauce ! Et rrran ! On dirait que le chef cuistot de la Tour Eiffel vient de larguer sa batterie de cuisine par-dessus le bastingage. J’ai chopé la voiture adverse de plein fouet. Elle adopte illico la forme d’une banane. Pour ses virages à droite, il a plus à s’inquiéter le chauffeur : elle les prendra toute seule. Seulement, c’est les virages à gauche qui lui causeront des tracas.
Un coup à se faire retirer son permis de conduire les véhicules à essence.
Il ne perd pas de temps et se lance hors de sa pompe. Je recule pour me dégager du tas de ferraille, mais ça prend du temps et quand je parviens à m’arracher de là, la silhouette a disparu. Je note le numéro de la tire, j’inspecte l’intérieur, sans rien découvrir d’intéressant et, pensif, je vais récupérer ma godasse dans l’impasse.
CHAPITRE XI
Je pique une ronflette de deux plombes dans mon corbillard puis, lorsque l’aube aux doigts de feu se lève, je reprends la route de Stingines Castle.
La demeure ne s’est pas encore remise à fonctionner. Seule la cuisinière est levée. Étant donné la cuisine qu’elle pratique elle ferait aussi bien de rester pieutée.
Je vais sous la fenêtre de Béru because la lumière y brille. Je me saisis d’un caillou que je propulse adroitement dans une vitre. La frime du Gros ne tarde pas à apparaître. Je mets un doigt perpendiculairement devant ma bouche et je lui fais signe de radiner.