On babille commako un petit moment, puis on se tait pendant un grand moment, laissant aux ressorts du sommier l’initiative de la conversation, et enfin on décide d’aller faire une promenade en ville.
Petit déjeuner silencieux qui me permet d’apprécier la maîtrise de tante Daphné. Son château a en partie grillé. Elle vient de paumer pour plusieurs millions d’héroïne, mais tout va très bien, Madame la Marquise.
Je demande à voir le désastre. C’est moche. Tout est noir, tout est en cendre, tout ce qui ne brûle pas est tordu dans la vaste pièce.
— J’espère que vous êtes assurées ? je demande à ces dames, en réprimant une folle envie de rire.
Elles me rassurent.
— Nous serons remboursées, affirme tatan Mac Herrel.
Son ton contient un je ne sais quoi qui flanquerait la chair de poule à une otarie. Il y a dans la phrase un terrible sous-entendu, une menace si menaçante que j’en arrive à me demander si elles me laisseront repartir sur mes deux pieds.
De l’affaire de la distillerie, il n’est pas question.
Après le breakfast nous partons à la ville, Cynthia et Bibi. Elle me fait visiter les remparts, le musée lapidaire, et un grand magasin. Passionnant. Je finis par la larguer à proximité d’un bureau de poste en lui disant… la vérité, à savoir que je vais téléphoner en France.
Un peu de franchise ne fait pas de mal quand on vit une situation aussi tendue qu’icelle, même s’il s’agit d’une franchise postale.
C’est sans doute la première fois qu’on réclame la France à la postière de Mybackside-Ischicken (une ravissante rousse-frisée, à la peau tavelée de taches de rousseur, au doux regard bleu et myope que des lunettes épaisses comme des plaques d’égout grossissent environ douze cents fois, à la poitrine aussi rebondie qu’un fronton de pelote basque, à la denture si forte que sa bouche ne peut la contenir, si bien que sa mâchoire supérieure se fait la paire et surplombe tout le reste du visage comme un balcon espagnol) car elle n’en croit pas ses oreilles de lapin. Je suis obligé de lui épeler le numéro du boss, puis de le lui écrire en lettres aussi capitales que la peine du même nom. Enfin, elle hoche la tête pensivement et se met à mouliner son appareil téléphonique.
Elle demande ensuite aux standardistes de Glasgow de demander à celles de Londres qu’elles veuillent bien demander à celles de Paris le numéro que je demande moi-même.
Ça dure une bonne dizaine de broquilles, laps de temps durant lequel la postière me fait du bathyscaphe à travers ses hublots. Ici on ne colle pas encore les timbres à l’éponge comme en France où le progrès balaie les vieilles traditions.
Les postes écossaises font encore appel aux muqueuses de ses employés, et, pour coller les timbres, ceux-ci continuent de promener leurs langues sur le derrière de la reine d’Angleterre.
Au bout de dix minutes, je me dis que si un aventurier se hasardait à patiner cette souris, il aurait la langue collée à vie à celle de la pourlécheuse d’effigies royales. Un frisson me parcourt l’échine dorsale (comme dit un fabricant de pléonasmes) et je suis fou de joie en entendant la douce enfant m’annoncer que j’ai la France éternelle à l’appareil.
La voix du Vioque :
— Tout de même !
Ça vous refroidit, des trucs pareils. Ça vous donne envie de boire à longueur de journée des infusions de queues de cerises pour pouvoir mieux compisser l’interlocuteur.
— Je me demandais, continue-t-il.
À mon silence, il pige que je suis ulcéré et il se grouille de rebecqueter le coup.
— Je me faisais un sang d’encre à votre sujet, mon cher ami…
Bon, on va pouvoir causer. En termes mesurés (au moyen d’une chaîne d’arpenteur) je lui fais un récit extrêmement succinct des événements. Je lui raconte tout : notre arrivée à Stingines, l’attentat-bidon contre Cynthia, le revolver et la clé dans son ridicule (comme dit le Gravos), mon hébergement au Castle, les gens qui s’y trouvent, la bagarre avec sir Concy, ma visite de nuit à la distillerie et la découverte que j’y ai faite ; l’attaque dont j’ai été victime de la part de l’homme à la camionnette ; la récupération de la cassette, tout quoi !
Ordinairement, lorsque je viens au rapport, le Vieux se met à gamberger dans un silence recueilli, même si ce silence est tarifé par les P.T. Cette fois, il déroge à la tradition et s’exclame :
— Mais c’est un travail fantastique que vous avez accompli, mon petit !
Son petit ! C’est la première fois. Dans les jours fastes j’avais eu droit à des mon cher San-Antonio, voire à des mon bon ami, mais c’est le premier « mon petit » que j’enregistre depuis le temps que je marne sous le haut patronage de son excellence le Tondu. J’en ai les larmes aux yeux et de l’humidité dans le sous-sol.
— Bérurier m’a été jusqu’à présent d’une aide plus que précieuse, monsieur le Directeur. C’est peut-être anticipé sur la conclusion de l’enquête, mais je me permets d’ores et déjà de solliciter votre appui bienveillant pour sa candidature aux fonctions d’inspecteur principal.
Le Vioque ne se mouille pas. Il n’aime pas qu’on lui réclame des faveurs. Pour les rubans, si on est pressé, on est prié de s’adresser à son confiseur habituel.
— Nous verrons. Je ne suis pas contre a priori. Quel est votre programme ?
— Je n’en crois pas mes supports à lunettes.
— C’est plutôt le vôtre que j’aimerais connaître, Patron. Dans l’état actuel des choses on peut fort bien passer la main au Yard. Je n’ai pas qualité pour appréhender ces gens et, en ce qui me concerne, j’ai déjà commis pas mal de délits qui pourraient m’attirer des ennuis incessamment. De plus nous sommes démasqués par ces fripouilles. Je crois qu’il convient de frapper vite.
— Non !
C’est net.
C’est sans jambage… J’attends les explications du bonhomme. Il me les fournit franco de port, avec surtaxe progressive.
— Vous devez aller jusqu’au bout, San-Antonio.
— Qu’appelez-vous le bout, patron ? questionné-je avec un zeste d’amertume dans le filet de voix.
— Si cette enquête avait lieu en France, nous ne la considérerions pas comme terminée dans son état actuel. Il resterait à définir la culpabilité de chacun, à trouver le meurtrier de l’homme qui macère dans le whisky, à percer l’identité de ce dernier, à savoir d’où vient l’héroïne, à connaître les acheteurs des bouteilles truquées, à… à…
— À vos souhaits, fais-je, supposant qu’après une telle nomenclature, le pelé ne peut plus qu’éternuer.
— Vous voyez ce que je veux dire. San-Antonio ?
— Parfaitement.
En réalité je ne vois qu’une chose, c’est que dorénavant le Mastodonte et moi sommes assis sur un baril de poudre avec un Corona entre les lèvres. Chaque seconde que nous allons vivre constituera une sorte d’espèce de rabe car ces malfrats, se sachant démasqués, ne vont pas nous faire de cadeaux, d’ailleurs ce n’est ni Noël, ni notre anniversaire après tout !
— Et puis, il y a autre chose, mon bon ami.
— Puis-je savoir quoi, chef ?
— Supposez que Mrs Daphné Mac Herrel soit innocente malgré les apparences ? Vous voyez d’ici le scandale ? Au lieu de nous valoir des lauriers, votre enquête nous couvrira d’opprobre ! Tout ceci se déroule dans la gentry d’outre-manche, mon bon.