— Elle n’est pas innocente ! assuré-je avec humeur. Enfin, sapristi, monsieur le Directeur (je lui cloque son titre pour faire passer ce qui va suivre). Elle détient une énorme quantité d’héroïne, il y a le cadavre d’un homme assassiné dans sa distillerie et vous doutez encore ?
Il ne se formalise pas, mais il ne lâche pas l’os non plus. Un obstiné, le Dabe. C’est comme ça qu’on fait les bonnes maisons et les grandes carrières.
— Disons qu’il y a une chance sur mille, sur dix mille, sur cent mille si vous voulez, pour qu’elle soit innocente. À cause de cette chance nous devons agir prudemment.
— O.K.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
— Si fait. Comme je ne puis agir en titre, il m’est difficile d’enquêter au sujet de la voiture qui a essayé de m’écrabouiller dans l’impasse. Si vous pouviez par des voies détournées savoir le nom de son propriétaire, voici le numéro…
Je lui récite la plaque de mon rouleau compresseur de la nuit dernière. Il note rapidement le numéro sur son fameux bloc. Je sais qu’après avoir raccroché il griffonnera au-dessus et au-dessous des petits dessins biscornus.
— Vous aurez le renseignement dans deux heures au plus tard, je vous le télégraphierai au bureau de poste de Mybackside-Ischicken en poste restante en utilisant le code 116, vous vous en souvenez, j’espère ?
— Vous savez bien que j’ai une mémoire d’éléphant ! plaisanté-je.
On va se larguer. Le Vieux se racle le gosier.
— Bon travail, excellent travail, mon petit (ma parole, il va m’adopter si ça continue). Prenez bien garde à vous surtout. Et tenez-moi au courant.
Je dis bonsoir au Monsieur, je raccroche et je vais carmer mon infusion de parlote à la rouquine. J’ai droit à son sourire à un penny non oblitéré, émission 1948.
— Je reviendrai vous voir bientôt, promets-je.
Un carillon de cloches me fait penser à ce digne pasteur Mac Hapott. Au cours de la soirée, il m’a appris qu’il dirigeait la paroisse Saint Charpiny[12] au cœur de la ville. Je me la fais indiquer par un sergent de ville habillé en policeman et je vais rendre une petite visite au révérend.
Il est en train de réparer le vélo de son fils lorsque je m’annonce. Il me reconnaît et un sourire de bienvenue éclaire sa bouille sévère. Quand on voit la frime de Mac Hapott on se demande si le Paradis qu’il brade à ses ouailles vaut vraiment le déplacement.
— Je tenais à visiter votre église, mon révérend, mens-je.
L’entrepreneur de travaux bibliques me félicite et, abandonnant le pédalier de son rejeton, me pilote dans l’édifice en briques rouges qui s’élève au bout d’une pelouse irréellement tondue. Ça dure un bout de temps. Il me montre tout, me joue de l’harmonium et me fait essayer une prière modèle standard à supplication directe, contrition retardée et ferveur incorporée.
Ensuite de quoi il m’offre un scotch, ce qui est une excellente conclusion. Je retrousse mes manches et je me mets à faire rouler la conversation sur Stingines Castle. Le révérend ne tarit pas d’éloges sur ces dames. À l’en croire, la Daphné est une véritable sainte. (Elle doit lui fourguer du pognon à tout va pour ses œuvres).
— Rien de comparable avec ce malheureux sir Archibald, affirme-t-il en se signant.
J’apprends en loucedé qu’Archibald, le neveu de Daphné, celui qui dirigeait la distillerie, était un gars frivole. Il passait le plus clair de son temps dans les boîtes de nuit de Paname ou bien à la chasse aux grands fauves. À sa mort, la distillerie battait de l’aile.
Grâce à son énergie, la chère Daphné parvint à redresser une situation désespérée et à rendre au whisky Mac Herrel une place prépondérante sur le marka scottish.
— C’est un exploit d’autant plus remarquable, conclut Mac Hapott, que la digne personne avait passé sa vie loin des affaires. Depuis très longtemps elle vivait en France, à Nice, pour sa santé. Vous rendez-vous compte, mon cher monsieur, de la volonté qu’elle a dû déployer ? De la… de la… de la…
Je ne l’écoute plus. Je pense. Et comme je pense, donc je suis. Et je suis persuadé d’une chose, les gars c’est qu’à soixante-dix berges une honnête et respectable et tout et tout vieille lady ne se lance pas dans la contrebande des stups.
J’aimerais bien savoir la vie qu’elle a menée à Nice, Maâme Daphné. Peut-être qu’on découvrirait des trucs, des choses et des machins pas catholiques, ni mêmes anglicans. C’est pas your avis ?
— Elle a vécu longtemps à Nice ? je demande.
Le révérend devait se trouver déjà à quelques encablures du sujet car il se tait soudain et me défrime d’un air foutrement réprobateur. Mais comme c’est un homme poli, il me répond.
— Très longtemps. Je ne saurais vous dire exactement car lorsque j’ai pris cette paroisse il y a quinze ans, elle n’était déjà plus à Stingines.
— Et ce Mac Ornish, demandé-je, quel genre d’homme est-ce ?
— Un très excellent homme.
Je cherche à situer ce que peut être un très excellent homme dans la hiérarchie des valeurs humaines. Je le place provisoirement entre le pauvre c… et le bourgeois-bigot en me réservant le droit de réviser ce fichage hâtif.
— Comment Mrs Mac Herrel l’a-t-elle connu ?
— Par mon canal, fait sobrement le pasteur. Mr Mac Ornish était chef de fabrication dans une distillerie de la ville. Il méritait mieux, et je l’ai chaudement recommandé.
« C’est mon meilleur paroissien.
— Célibataire ?
— Oui. Sous ses apparences joviales, c’est un grand timide.
Je discutaille un bout de moment again with Mac Hapott et je les mets. Il s’excuse de ne pas appeler sa nana, seulement elle lui confectionne un plat mitonné qui est une spécialité écossaise ; et qui nécessite une grande attention. Il m’en donne la recette : un kilo de graisse de bœuf, un kilo de harengs hachés, un kilo[13] de farine de maïs, un foie de volaille, douze œufs durs, trois litres de lait, une pinte de bière, une pinte de bon sang (de porc), vous délayer et mettez cuire au bath Mary[14] pendant six heures trente-cinq minutes douze secondes. Vous placez ensuite le tout sur un lit de compote de pommes, vous arrosez de sirop d’érable (de lapin), vous saupoudrez de noix muscade (pour faire passer) et vous servez très chaud avec comme garniture des paupières de lézard vert frites avec des oignons de tulipe. Une merveille.
Deux heures s’étant écoulées, je retourne to the post office. Le télégramme est déjà là. La douce rouquine me le propose moyennant une modique taxe et un sourire. Je le décachète et je lis : « Les enfants de Marcel sont partis en vacances. Joseph ira les rejoindre demain. Amusez-vous bien. Julien ».
Je vais à l’écritoire et, sur une formule de télégramme je transcris en clair le message. Ça donne ceci :
« La camionnette appartient à sir Concy. »
Tiens, tiens, tiens !
Des gens honorables. Que dis-je, titrés en ce qui concernent certains. Une douairière impotente, une jeune héritière, un fils de baronnet, un directeur de distillerie à la foi édifiante, un vénérable (de lapin) maître d’hôtel blanchi sous le harnois… Et tout cela trafique ; tout cela tue. Un ramassis de fripouilles ignobles !
Il a raison, au fond le Vioque : c’est à n’y pas croire. Et il a reraison de vouloir un complément d’informations. Il est capital en effet de déterminer le rôle exact de chaque protagoniste dans l’affaire.
J’hésite un peu sur la conduite à tenir dans l’immédiat. Et puis je me décide à aller rendre une visite de courtoisie à Philipp Concy. J’aime pas qu’on me fasse des séances comme celle de cette nuit dans l’impasse.
12
Saint très connu en Écosse où il jeta le fondement de la religion en 628. Subit le supplice du pal et trépassa en balbutiant cette phrase prophétique demeurée célèbre : « Le jour viendra où, nous débarrassant d’un préjugé qui nous coûte cher, nous emploierons ASTRA ».