Et voilà !
À l’aéroport de Glasgow, j’apprends que j’ai un avion pour Paris dans un couple d’heures. Pour tromper le temps, je vais écluser quelques scotchs au buffet et, pour en gagner, je téléphone au Vieux.
— Je pars pour Nice entre deux avions, dis-je, en évaluant ce que ce moyen de locomotion pourrait avoir d’inconfortable si on le prenait à la lettre.
— Pourquoi, du nouveau ?
— Peut-être, mens-je, mais je préfère ne pas vous en parler maintenant, monsieur le Directeur. Pouvez-vous alerter les gars de la police niçoise afin qu’ils enquêtent sur Daphné Mac Herrel ? J’aimerais connaître l’endroit où elle habitait, de quelle manière elle vivait, qui elle fréquentait, etc…
Rire du vieux.
— Voilà quarante-huit heures que j’ai donné des instructions en conséquence, mon bon ami.
Chapeau ! Il connaît son turbin, Monsieur Décoiffé !
— Et alors ?
— On travaille doucement dans le Midi et je n’ai pas encore reçu leur rapport. Vous serez à Orly à quelle heure ?
— Vers les quatre heures de l’après-midi.
— Je vous retiens une place dans le premier avion à destination de Nice. Le Commissaire Fernaybranca vous attendra à l’arrivée. C’est lui qui est chargé de l’enquête.
— Parfait.
— Bérurier est avec vous ?
— Je l’ai laissé sur place pour surveiller ce joli monde.
— Vous avez raison. À bientôt.
Je raccroche et je vais recommander deux doigts de whisky à la barmaid à qui je sers un doigt de cour en attendant le départ de mon zoziau.
CHAPITRE XIV
J’ai déjà vu le Commissaire Fernaybranca une fois à un congrès de la Basse-cour française. J’avais été frappé par la rapidité avec laquelle il s’endormait lorsque débutait une conférence.
Quelle maestria ! Quelle science de la ronflette ! Dix ans de mise au point ! La dorme silencieuse, avec les paupières entrouvertes ! Vous lui parliez et il vous répondait à travers son sommeil. Ou bien vous lui touchiez le bras et il ne sursautait pas, souriait doucement et demandait de sa belle voix frottée d’ail :
— Eh té, collègue ?
Quand je débarque à Nice je ne le vois pas. Je passe alors dans la salle d’attente et je l’avise, assis dans un fauteuil, les jambes croisées, le buste droit, la tête à peine inclinée sous son chapeau de paille au ruban américain. Sa veste d’alpaga est posée sur ses genoux et il a une allumette entre les dents. C’est un petit homme trapu, avec un début de ventre dû au pastis, une peau bistre, des cheveux d’Indien, d’un noir intense et huileux, et un curieux nez pareil à une pomme de terre mal foutue.
Je lui arrache d’un geste sec l’allumette des chailles. Suivant sa bonne habitude, il ne bronche pas. Simplement ses stores s’en-trouvent un peu plus et un léger sourire découvre sa dent en or (les commissaires de police de province ont toujours une dent en or sur le devant).
— Eh té, collègue !
Il jette sa veste sous son aisselle et me tend la main.
— Vous arrivez d’Écosse, à ce qu’on m’a dit ?
— Je jouais encore de la cornemuse ce matin !
Il me file une claque dans le dos.
— Vous êtes toujours le même, hé ?
— De plus en plus, fais-je. Et c’est ce qui fait mon charme.
— L’avion (il prononce avi-yon) ça ne vous a pas donné soif ?
— Oh ! que si…
— Moi ça me fait plus soif de l’attendre que de le prendre !
On va donc se cogner deux tournées de Casanis. Fernaybranca n’est pas pressé de parler boulot. À huit heures du soir, c’est-à-dire vingt heures pour les chefs de gare, il considère que le magasin est fermé.
— Vous venez minger à la maison ? La patronne a fait des pieds-paquets. Avé une bonne soupe de poissons, ça vous remettra de la cuisine écossaise.
J’accepte.
Et nous nous retrouvons dans la salle à minger provençale de Mme Fernaybranca sans avoir dit un mot des Mac Herrel. Depuis la fenêtre de la cuisine on découvre cinquante centimètres carrés de Méditerranée en parfait état et cela fait l’orgueil de mon collègue. Il me le montre comme s’il lui appartenait.
Vous ne pouvez pas savoir à quel point je me sens bien tout à coup. Dans cette odeur de safran, d’ail, de pastis et d’huile d’olive, la vie prend d’autres couleurs. L’accent chantant de mes hôtes est un gazouillis pour mes manettes surmenées.
— Tiens, remarqué-je en m’asseyant devant une confortable soupière dont la fumée ferait saliver une statue de sel, je crois bien que je suis heureux.
Fernaybranca éclate de son rire qui n’en finit pas.
— Vous avez des espressions, vous autres à Paris, qui ne sont pas banales !
Mme Fernaybranca est une accorte brune qui a des cheveux fous sous les oreilles en telle quantité qu’on pourrait la prendre pour la femme à barbe de la foire du trône.
— Alors, attaqué-je, en même temps que la soupe de poissons, que savez-vous de ma cliente, docteur ?
— Vous tenez à ce qu’on cause de ça, maintenant ?
— Excusez-moi, mais je suis dans cette affaire jusqu’au trognon, le temps presse et…
— Bon, bon…
Fernaybranca n’aime pas qu’on le bouscule dans le boulot.
Il avale bruyamment une cuillerée de soupe et, la bouche pleine, attaque :
— Depuis cinquante ans, la famille Mac Herrel possède une maison sur la Promenade des Anglais. Un grand truc rococo et pompeux, bien angliche, quoi ! Il y a dix-huit ans de ça, Mistresse (prononciation Fernaybranca) Mac Herrel est venue s’y installer d’une façon définitive à ce qu’on a cru. C’était une femme impotente et très tyrannique. Radine comme un Écossais ! Elle n’avait qu’une domestique pour s’occuper de toute la maison dont elle n’occupait en fait que deux ou trois pièces, le reste restant fermé avé les meubles sous des z’housses…
Il se tait pour avaler une seconde cuillerée, plus un verre de rosé de Provence. Sa mauvaise humeur l’a quitté. Un méridional, lorsqu’il parle, ne peut pas être sombre.
J’attends la suite et je l’obtiens.
— Les voisins se souviennent encore de cette vieille acariâtre que la bonne poussait dans un fauteuil roulant le long de la mer. Elle avait, paraît-il, une canne, et quand elle piquait des colères, elle frappait la domestique par-dessus son épaule, même que les genssss en étaient révoltés…
Je ne regrette pas d’être venu. Voilà que mes idées s’ordonnent à travers l’accent savoureux de mon collègue méditerranéen.
— Et puis ? pressé-je.
— Et puis un jour une petite jeune fille est arrivée chez elle. C’était sa nièce, que la pauvrette était orpheline. Alorss vous savez ce que la vieille a fait ?