— Si le tenancier dont tu parles admet avoir connu cet Allemand, c’est qu’il ne l’a pas tué ! déclare brusquement Félicie.
— Penses-tu, ça ne prouve rien. Il a pensé que l’enquête démontrerait que Keller lui a rendu visite et il préfère lâcher un peu de lest pour ménager le futur.
— Grand Dieu, soupire Félicie, comment peux-tu t’y reconnaître dans toutes ces pauvretés ?
Je me tâte le pouls, en loucedé. M’est avis qu’il joue Cavalleria rusticana ; je ne vais tout de même pas tomber pâle en ce moment, non ! Remarquez que lorsqu’on est malade, c’est jamais au bon moment. Ceci pour la raison simpliste qu’il n’existe pas d’instant judicieux pour tomber en panne.
— Je vais te dire quelque chose, M’man… Quelque chose que je croyais trop imprécis pour pouvoir être formulé. Si je n’ai pas arrêté cet Ange Ravioli, c’est un peu à cause de l’ancienne propriétaire de la maison et de son beau-père.
— Ah ?
— La gosse en question, une ravissante poupée de vingt et quelques carats, est paralysée des jambes. Elle vit dans un fauteuil à roulettes…
— La pauvrette ! soupire Félicie.
— Seulement, lorsque je suis allé chez elle, j’ai aperçu sous un meuble une paire de chaussures de femme à hauts talons.
M’man se pince le nez.
— Tu ne trouves pas ça bizarroïde ? insisté-je.
— Pas tellement, Antoine. Elle peut avoir envie de chaussures de ville, cette petite ; psychologiquement, c’est presque normal. Elle joue à faire comme les autres, c’est une distraction, une illusion… tu comprends ?
Je gamberge à haute voix.
— Quand on a sonné, un bon moment s’est écoulé, avant qu’on nous ouvre. On nous a regardés par un judas… Nous sommes entrés dans une salle à manger et c’était sous la desserte que se trouvaient les chaussures, comme si la fille les avait quittées précipitamment pour s’installer dans son fauteuil… Tout était en ordre, propre, net. M’man, tu n’as jamais laissé traîner de pompes dans la salle à manger !
L’argument est de poids pour cette machine à ranger qu’est ma brave femme de mère.
— D’après toi, elle jouerait les paralysées ?
— Exactement.
— Depuis si longtemps ?
— Savoir…
Félicie, c’est le visage de ma conscience. On peut tout lui dire, comme à une conscience. Elle est une sorte de miroir mental qui réfléchit vos pensées et vous dévoile leur aspect biscornu.
— Antoine, mon grand, j’ai l’impression que tu as une arrière-pensée et que…
— Dix sur dix, M’man ! J’en ai une, en effet, et de taille…
Sapristi, c’est vrai que je suis malade pour de bon ! Si je ne cogne pas le quarante, comme l’Académie française, je veux bien être pendu.
— Sais-tu l’idée extravagante qui m’est venue, M’man ? Le sieur Aquoix épouse la dame Planqueblé qui a une fille infirme. Quelques mois plus tard, la dame meurt. Aquoix se dit que s’il joue les veufs inconsolables et les beaux-papas gâteaux, il pourra secouer les biens de la petite. Quelque temps s’écoule. Il décide alors de déménager et de louer la maison. Mais il a une petite amie. Ensemble ils liquident l’infirme et l’enterrent dans le jardinet avec de la chaux vive, pensant que le corps se diluera dans la terre nourricière. La maîtresse d’Aquoix prend la place de la môme Planqueblé. Elle signe les papiers qu’il faut en son lieu et place. Ils attendent quelques années pour que les traces du cadavre inhumé aient disparu, puis ils vendent la maison.
Je fais la grimace en avalant, car v’là mon mal de gorge qui remet la gomme.
— J’ai résumé ça à la diable, M’man… Mais tu vois où je veux en venir ? Grosso modo, les choses ont bien pu se passer ainsi.
— C’est bien extravagant, Antoine !
— L’expérience m’a enseigné que notre imagination est toujours moins romanesque que la vie, M’man !
— Possible, mais sais-tu ce que je trouve anormal dans cette thèse ?
— Dis vite…
— C’est qu’après avoir enterré le cadavre de l’infirme, cet homme ait loué la maison. Les locataires, risquaient de creuser et de découvrir l’horrible vérité !
— Attends, il me vient une autre idée !
Rien de tel que la fièvre pour vous stimuler la pensarde.
— Tu devrais essayer de dormir un peu, Antoine, j’ai l’impression que tu es fiévreux, tu ne veux pas prendre ta température ?
— On verra ça plus tard… Laisse-moi te dire… Suppose que le triste Aquoix n’ait pas liquidé sa belle-fille au moment de la location. Suppose qu’il ait eu des conversations avec son locataire… Il se rend compte qu’il s’agit d’un truand. De fil en aiguille, il lui propose de lui trouver quelqu’un pour l’abattage clandestin. L’autre se laisse convaincre pour des raisons que j’ignore. Aquoix et Ravioli seraient complices ; ce qui expliquerait tout. Sachant que le jardinet recèle un cadavre, Ange Ravioli n’aurait eu aucune raison de se gêner pour y enterrer Keller par la suite !
Ma voix devient vaseuse. Félicie se lève.
— Tu vas dormir, maintenant, Antoine.
Elle m’embrasse, éteint et quitte la chambre. Des raies grises barrent les volets. Le jour est là. Je me cache le museau dans l’oreiller pour ne pas le savoir.
CHAPITRE XII
Dans lequel Béru envisage de porter des lunettes de soleil
Ça y est ! J’y ai droit, aux 39,5 ! Le thermomètre est formel sur ce point. Une Félicie alarmée, mais dans le fond ravie de me garder dans son giron, tournique, silencieuse, dans ma chambre. C’est le plan de bataille des périodes d’angine et de grippe. Eucalyptus ! Volets mi-clos ! Radio en sourdine dans la pièce à côté. Dans le fond, j’aime assez ça. Ce sont les dernières ficelles qui me relient à mon enfance. J’ai presque envie de demander Zig et Puce ou Les Pieds nickelés et je sais que si je suis sage j’aurai droit à des bonbons au miel, des chouettes, bien gros, bien ronds, nappés de sucre cristallisé et liquides de l’intérieur.
Comme autrefois… Avant que les truands, les meurtres et les flics existent pour moi !
J’entends claquer la portière d’une bagnole. À la façon élégante dont on foule le gravier de l’allée, je me dis que le gars Béru pourrait fort bien s’insinuer dans mon espace (pas tellement vital vu ma temp’) avant soixante secondes.
Effectivement, sa voix altière tonitrue :
— Alors, il est malade, ce chouchou !
Car Félicie a tubé au burlingue pour annoncer à la volière la triste nouvelle.
L’homme fait son entrée. Il ressemble à une dent gâtée, ce matin, le Gros. Il a un œil au beurre noir, une coupure à la lèvre inférieure et une barbe de trois jours. Une poche de son imper pend, arrachée. Sa cravate ne ressemble même plus à une corde, comme d’ordinaire, mais à une vieille chambre à air hors d’usage.
— Ça ne va pas ? me demande-t-il cordialement.
— C’est à toi qu’on a surtout envie de demander ça, immondice ! T’as eu des mots avec ton cétacé ?
Il ôte son chapeau ravagé par les intempéries et la graisse des comptoirs.
— Je suis en manque de pot, ces jours.
Pas la peine qu’il en rajoute, j’ai pigé, cet endoffé a fait une couennerie.
— Allez, pas de lamentations, annonce ta catastrophe du jour.
— C’est toute une salade.
— Envoie que je l’assaisonne !