San-Antonio
San-Antonio Polka
CHAPITRE PREMIER
La radio jouait : Si t’as trop chaud dépoile-toi, cette fameuse chanson hautement intellectuelle qui fit le tour du monde naguère en passant par le détroit de Béring.
Alentour, les pentes neigeuses miroitaient au soleil. Assis à la terrasse du Sapin Bleu, de Courchevel, je sirotais un cocktail Terrifie[1], dont vous trouverez la recette au bas de cette page d’anthologie, lorsque je la vis.
Son transat se trouvait à douze centimètres du mien et la distance qui nous séparait me parut incomblable.
Cette souris-là, mes amis, n’achetait pas ses soutien-gorge chez Michelin, croyez-moi. Ce qu’elle trimbalait devant ses poumons était bien à elle et c’est pas avec une épingle de nourrice qu’on aurait pu le dégonfler. Je connaissais au moins cent cinquante mille messieurs qui auraient dépensé une fortune pour lui sous-louer sa laiterie modèle avec tous les accessoires. Elle avait des yeux qui vous court-circuitaient le bulbe et une bouche plus sensuelle qu’une édition non expurgée du Kâma-Sûtra. Ses pantalons-fuseaux vous faisaient penser à des tas de trucs, ses bottes de cuir noir à des tas de choses dont aucune n’aurait été racontable à une Première Communion. Moi, vous me connaissez ? Quand une personne pareillement conditionnée se fourvoie dans mon espace vital (comme dirait Jean-Jacques) j’ai illico envie de lui demander de quelle couleur était le cheval blanc d’Henri IV.
Il existe plusieurs méthodes efficaces pour chambrer une nana esseulée. La meilleure consiste à la faire marrer. Les skieurs débutants qui descendaient Belle-Côte à la « va comme tu peux te retenir » me fournirent la matière idéale pour un parachutage sans balisage dans l’intimité de cette bergère. Lui désignant une grosse daronne de quinze tonnes arc-boutée sur des planches comme une naufragée sur le radeau qui la méduse, je lui dis d’un ton plaisant :
— Voilà une dame qui ferait mieux de faire de l’avalanche, plutôt que du ski.
Ma voisine de fauteuil ne sourcilla pas, ne tourna pas vers moi son beau visage bruni par l’air des cimes, n’émit pas la plus légère onomatopée. Son manque absolu de réactions pouvait s’expliquer de trois manières différentes : ou bien elle était sourde, ou bien elle était étrangère et n’entravait pas le français, ou encore — mais cette dernière hypothèse me contristait — ma tronche de séducteur ne lui revenait pas. J’entrepris séance tenante de me pencher sur son cas.
Je fis tomber mon verre vide, ce qui eut le don de la faire tressaillir, preuve que ses coquilles à déguster Mozart fonctionnaient. Ensuite je lui demandai en douze langues différentes si elle était : Anglaise, Italienne, Portugaise, Irlandaise, Auvergnate, Allemande, Polonaise, Uéraissaisse, Moldave, Japonaise (son bronzage pouvait être après tout congénital), Lyonnaise ou leucémique. Son mutisme persistant, je dus me rabattre sur la troisième solution et j’en conçus quelque humeur. C’est pas la peine d’avoir la frime de Casanova, les deltoïdes de Cassius Clay, l’intelligence de Bergson et le talent de Jean Cocteau pour que la première pétasse venue vienne vous snober à dix-huit cent cinquante mètres d’altitude ! Votre avis, mes princes ?
Je quittai mon fauteuil et me penchai sur le sien.
— Vous savez que ça se soigne très bien, lui dis-je.
Elle fronça ses merveilleux sourcils taillés dans la masse et son regard couleur de glacier fonça d’un ton.
— Je vous demande pardon ? laissa-t-elle tomber.
Elle avait une voix qui vous faisait « guili-guili » dans les trompes d’Eustache ; une voix basse et mélodieuse. On lui aurait fait lire l’annuaire des chemins de fer rien que pour l’entendre parler !
— Vous êtes toute pardonnée, mon petit.
Son regard bleu des mers du Sud fonça encore et une lueur méchante y scintilla.
— Qu’entendez-vous par « ça se soigne très bien » ? demanda-t-elle.
Je parlais de votre mutisme. J’ai un ami qui est un champion des cordes vocales. Il est arrivé à faire chanter le grand air de la Traviata à un sourd-muet et à faire réciter du Verlaine à une carpe, c’est une performance, non ? En ce moment, il fait de la rééducation à une clé à molette et aux dernières nouvelles elle ferait déjà : « Arrr, arrr » ! Moi je suis certain, mon petit, que votre cas n’est pas désespéré.
— Je vous prie de cesser ces familiarités, qu’elle rétorqua du tac au tac, comme une mitrailleuse. Je ne vous connais pas !
— Il n’y a pas de lacune plus facile à combler ; je suis prêt à faire écrire mon curriculum au néon sur les murs de votre chambre, mon cœur. Je m’appelle San-Antonio, avec un trait d’union après le San, et le même trait d’union avant l’Antonio, par mesure d’économie.
— Et à part ça, qu’est-ce que vous savez faire ? soupira enfin la belle enfant.
Sa question, encore que rébarbative, m’incita à croire que je tenais le bon bout.
— À part ça, je sais faire des tas de choses, mon petit : peigner une girafe, peindre en noir un éléphant blanc, sucer la Tour Eiffel pour la rendre pointue, jongler avec des boules de gomme ou sculpter le buste de Mon Général dans une vieille morille moisie, et puis, ce que je ne sais pas faire je pense l’apprendre, vous savez. Il n’y a pas plus doué que moi.
— Et il n’y a sûrement pas plus bavard, riposta-t-elle.
— Comment est-ce votre petit nom ? Je ne m’en souviens déjà plus.
— Peut-être parce que je ne vous l’ai jamais dit ?
— Peut-être bien, oui. Ce sont les explications les plus simples qui sont les plus rationnelles. Alors ?
C’était la charnière de notre entretien. À partir de cette seconde, ou bien elle m’allongeait son blaze et je n’avais plus qu’à dire le reste, ou bien elle m’envoyait chez Plumeau pour voir si j’y étais.
— Devinez !
C’était in the pocket, comme disent les Allemands qui parlent anglais.
— Barbara ? suggérai-je.
— Non.
— Éva ?
— Non plus. Vous donnez votre langue ?
— Si vous me promettez de me la rendre après usage, oui !
La môme a eu un petit rire qui s’est faufilé dans ma moelle épinière et m’est descendu jusqu’au stroumfbigntz à culbuteurs compensés.
— Je m’appelle Lydia.
— Inespéré, bredouillai-je.
— Pourquoi ?
— J’ai toujours rêvé de connaître une Lydia et je me suis payé douze dépressions nerveuses avec électrochocs parce que je n’en rencontrais pas. Dire qu’il a fallu que je grimpe jusqu’à Courchevel pour en dénicher une, ça s’arrose, ça, mon petit cœur. Vous prenez un Terrific cocktail avec moi.
— Non.
— Pourquoi ?
Elle a eu un petit froncement de sourcils.
— Je ne suis pas seule !
C’était la tuile. Je l’imaginais avec un vieux miroton à bandage herniaire, plein de sterlings et de préjugés. Elle était pile le genre de beauté qu’un délabré du calbard coltine au Grand Vefour, chez Cartier et chez Chanel histoire de faire croire au Tout-Pantruche qu’il est un vrai Casanova, une épée de plumard damasquinée !
— Erreur, mon chou, rétorquai-je ; dans la vie on est toujours seul. L’important c’est de savoir avec qui !
Et comme le loufiat passait à promiscuité (Béru dixit), je pris mon élan pour le héler.
— Deux Terrifics, Bob !
— Non : un seul ! rectifia une voix dans mon dos.
J’opérai un petit mouvement pivotant afin de mater l’incongru : je découvris un solide gaillard à côté duquel Burt Lancaster ressemblait à un petit enfant rachitique et plus décalcifié qu’une limace. Il avait l’air aussi commode que douze chiens-loups attachés par la queue à un juke-box jouant un disque d’Hallyday. J’avais vaguement l’impression de connaître cette armoire normande, mais je n’étais pas fichu de mettre un nom sur sa tronche de massacreur.
1
Le cocktail Terrifie : un tiers de jus de tomate, un tiers de vodka, un tiers d’huile de foie de morue, un tiers de crème fouettée, un tiers d’alcool de menthe, un tiers d’essence de térébenthine (ça fait six tiers, mais ça n’en a que plus d’unité) ! Le tout battu avec une corne à chaussure et saupoudré de poudre Nab. Se boit à la température ambiante.