Le zig en question vint se placer devant moi, m’évitant de justesse d’attraper le torticolis.
— Ça fait un bout de moment que j’écoute tes salades, mon pote, me dit-il aimablement, et je préfère t’annoncer tout de suite qu’elles me défrisent.
J’ai bâillé d’ennui, mais poliment, en mettant ma main devant mon fume-cigare.
— Dites, mon cœur, ai-je soupiré en me tournant vers la fille, c’est votre petit camarade de pageot, ce grand truc braillard ?
Elle était un peu pâlotte, la sœur, je vous le dis. Son Julot a eu un hoquet, comme s’il venait de s’asseoir sur un brasero en activité.
— Écoute, bonhomme, a-t-il grincé en s’inclinant sur moi, on est dans un endroit tout ce qu’y a de sélect et je voudrais pas faire du rebecca à grand spectacle sur cette terrasse. Alors, tu vas te prendre par la main et t’emmener promener plus loin, n’est-ce pas ?
— En vertu de quoi, bel énergumène ?
— En vertu de ce que ta bouille me fout le cafard, mon pote ! Barre-toi ! Et si je te reprends à baratiner mademoiselle, je te déguise en accident de chemin de fer, c’est noté ?
Je me suis octroyé un nouveau bâillement des plus badins !
— Dites, Lydia, à part déboucher votre évier ou passer la cuvette de vos ouatères à l’esprit de sel, à quoi peut bien servir ce machin-là ?
Alors là, il a piqué sa crise, le mastar ! J’ai senti que ça n’allait pas tarder à fonctionner côté biceps et que sa machine à bourrer le crâne était sous pression. Effectivement, c’est parti. Il possédait une gauche comme un butoir de locomotive et la patate qu’il m’a placée au menton m’a permis de reluquer Vénus et ses environs sans lunette astronomique. Notez que c’était un peu ma faute. Je me doutais qu’il allait biller, mais mon radar personnel n’a pas eu le temps de fonctionner.
— T’as pigé, galopin ? m’a-t-il demandé, tout fiérot.
J’avais pigé. J’avais pigé à qui j’avais affaire. Une cacahuète de cette ampleur, mis à part un champion professionnel, il n’y avait qu’un type au monde capable de me la faire déguster.
Je ne sais pas si c’est venu du fait que je le voyais triple, mais je l’ai reconnu : Riri Belloise, un dur dont le casier judiciaire ressemblait, en moins propre, à des murs de lavatory.
Quelques années auparavant j’avais eu le plaisir de lui offrir une paire de bracelets à serrures à la suite d’une histoire de faux talbins. Lui non plus ne m’avait pas reconnu.
La jalousie qui l’aveuglait, probable ?
— Des fois que tu serais intéressé par des cours du soir, ricana-t-il, fais-toi inscrire à mon secrétariat.
Il m’a considéré en pouffant de rire. Je devais avoir la mine glandularde, effondré dans mon transat avec un hématome (de Savoie) au menton.
— Dommage que j’aie pas mon Leïca, bonhomme. Je t’aurais tiré le portrait !
Sur un haussement d’épaules méprisant il s’est désintéressé soudain de moi.
— Viens, Lydia, a-t-il enjoint à sa souris. On va se faire une petite Loze pour nous ouvrir l’appétit.
Déjà le couple s’éloignait.
— Hep ! Minute ! leur ai-je lancé.
Il n’a fait qu’un demi-tour, Riri. Sa physionomie était aussi avenante que celle d’un gorille constipé.
— Môssieur veut un complément d’explication ?
— Monsieur pense qu’il faut être un drôle de lavement pour frapper un homme vautré dans un transat, fiston.
Le gars Riri n’aimait pas qu’on lui fasse la morale.
Au lieu de protester, il a défait son anorak.
— Laisse tomber, chéri, a supplié sa bergère, pas d’esclandre ici.
Mais autant essayer d’arrêter un super constellation avec un filet à papillons. Inquiet, le loufiat qui draguait dans le secteur s’est mis à évacuer dare-dare sa verrerie. Un couple de skieurs fourbus qui débarquaient de l’Alpe Homicide croyaient qu’on charriait et rigolaient du simulacre. Je me suis levé en soupirant.
Ça a fait ricaner le king-kong.
— Pas la peine de te mettre debout, mon pote ! Je t’annonce que tu vas avoir droit à un bifton de parterre, le temps de compter jusqu’à dix !
Fallait peut-être en finir, hein, mes amis ? À votre avis ? Mon standing commençait à partir en brioche. Le standing, c’est comme l’allumage d’une bagnole : si on le répare pas au bon moment on tombe vite en carafe !
Alors je me suis mis à compter à haute voix :
— Un… deux… trois…
Et pendant ce temps je faisais le simulacre de lui cloquer ma gauche ; il contrait, mais comme j’avais retenu mon coup, que j’étais bien campé sur mes deux cannes et que lui était plus découvert que le compte en banque d’un producteur de films, il a eu droit à ma droite favorite.
Vous le savez, les gars, dans la vie, il faut toujours mettre tout son petit cœur à l’ouvrage. Il a fait « Zgnomffff », et a titubé.
— Quatre… cinq… six…, ai-je poursuivi.
Et de lui placer un une-deux à l’estom’. Il avait le naze comme un hamburger arrosé de ketchup. Il a battu l’air de ses bras et il est tombé sur son dargif, comme une poire mûre au pied de son arbre.
— Qu’est-ce qu’on décide, Riri ? ai-je demandé en m’inclinant sur sa pomme. Je continue de compter jusqu’à 10 ou je garde la monnaie ?
Il avait des yeux comme les barreaux d’un soupirail et il parlait entre deux dents because ma droite du début lui avait bloqué les maxillaires.
— Vous connaissez mon nom ?
— Tiens, on ne se tutoie plus ! On est fâchés ?
— Comment vous me connaissez ? insista-t-il.
— Mon pauvre Belloise, ce que je ne connais pas de toi pourrait s’écrire au dos d’un timbre de quittance.
Il s’est mis à genoux, mais n’a pas pu se relever. Courbé en deux, il se massait la brioche en lamentant :
— Oh ! là, là ! Oh ! ce direct au buffet ! J’ai cru que j’allais cracher mon foie dans la neige !
Lydia qui jusqu’alors n’avait pas manifesté est venue au renaud.
— Dites donc, monsieur San-Antonio, je crois que vous y êtes allé un peu fort !
Ça lui a redonné des couleurs, à Riri. De l’énergie aussi ! En ahanant il s’est remis sur ses flûtes.
— San-Antonio ! Sans blague… C’est donc vous, monsieur le commissaire ! Vous êtes tellement bronzé, et puis avec votre serre-tête… Je vous avais pas reconnu !
— Moi, c’est à ta patate que je t’ai reconnu, Riri.
— Ça alors ! a pouffé Lydia, c’est vraiment drôle ! Ainsi, vous êtes amis !
— Amis n’est pas le mot, rectifiai-je, disons que nous nous sommes connus naguère, pas vrai, Riri ?
— Ça…
— Je t’ai perdu de vue depuis l’histoire des Bonaparte-bidons. T’avais morflé lourd ?
— Deux piges !
— Des vacances, quoi ! Et t’es venu te faire bronzer à Courchevel ?
— J’en avais besoin. Le grand air, à Poissy, on le respire avec une paille ! Si on allait écluser un gorgeon pour se remettre de nos émotions, monsieur le commissaire ?
— Pourquoi pas !
Il a eu un petit sourire farceur.
— C’est ma tournée ! a-t-il ajouté.
CHAPITRE II
C’était pas le tellement mauvais bourrin, ce Riri Belloise. D’accord, il était peu probable qu’il figurât jamais dans le répertoire des Saints, voire dans le Who’s who. Mais, et il me l’expliqua longuement en éclusant une bouteille de champ’, il avait des circonstances drôlement atténuantes : pas de père, une vieille qui se pionardait, l’enfance sans pain, les mauvaises fréquentations au départ. Les messieurs qui s’étaient occupés de son éducation sortaient tous de centrale (de celle de Poissy principalement) et, à l’heure où il me causait, y en avait une bonne charretée qui fumaient la racine de pissenlit avec la tronche entre les jambes.