— Vous avez vu la cafetière du serveur ! fais-je. Pas celle qu’il tient à la main, celle qu’il trimbale sur ses épaules ; à qui vous fait-elle penser ?
La môme regarde et murmure :
— Je ne sais pas.
— Observez-le bien !
Et pendant qu’elle se détourne, vlouff, je vide ma tasse sur la terre humide du philodendron.
— Franchement, je ne vois pas, assure-t-elle en se tournant vers moi.
— À Mauriac, assuré-je, en moins comique, mais en plus spirituel, non ?
Et je fais mine d’achever ma tasse.
— Vous ne trouvez pas que ce thé a un drôle de goût ? je grogne.
Miss Thé et Sympathie boit le sien.
— Le fait est qu’il n’est pas très fameux ! admet la charmante enfant.
Vous avouerez, que, dans ce circus, les grognaces sont toutes très belles et toutes très garces. On dirait qu’elles mènent le jeu, ces mignonnettes.
Je perçois un léger ronflement. C’est le philodendron qui vient de s’endormir. Pour la véracité de la scène, je feins de réprimer un bâillement.
— Je crois que le marchand de sable m’en a collé une pleine brouette dans les mirettes, balbutié-je.
Le conducteur du bus la ramène et annonce le prochain départ. Je me caille un peu le raisin pour Pinuche, mais j’ai la satisfaction de l’apercevoir dans le car, déjà réinstallé. L’œil atone, la moustache pendante, il ressemble à un vieux rat empaillé.
Maintenant il fait noye. Le ronron du car est soporifique.
— Je sens que je vais piquer un petit somme, lapin bleu, dis-je, vous m’excusez ?
— Je vais en faire autant, assure la môme Huguette.
— O.K. Si vous apercevez, sommeil faisant, un rêve à deux places, faites-moi signe.
Là-dessus, je prends une pose commode et je susurre à Pinaud :
— T’as affranchi le Dabe ?
— Oui. Il fait le nécessaire.
— Banco. Tu ouvres l’œil ; moi je suis obligé de chiquer à la Belle au bois dormant. Je suppose que s’ils ont voulu m’envaper c’est parce qu’ils préparent un coup pour dans peu de temps.
— Fais confiance, San-A.
Je suis obligé de lutter contre le sommeil. C’est psychique. Le car roule dans la nuit. Une petite flotte visqueuse ruisselle sur les vitres et les pneus font sur l’asphalte mouillé un bruit de succion. Que va-t-il se produire ? Qu’est-ce que cette bande — combien organisée — a pu projeter ? Je pense à mon pauvre Béru, tout là-bas, dans ses barbelés, à Lormont, à Belloise. Jamais comme à cet instant je n’ai eu autant envie de les délivrer. Pourrai-je y parvenir ?
Grésillement. La voix chuchoteuse de Pinuchinovitch :
— Attention !… Un type vient de se lever, juste derrière toi. Ne bouge pas…
Un temps. Un sourd entendrait battre mon cœur à travers trois épaisseurs de matelas.
— Ne t’agite pas, surtout, reprend le Pinuchard attentif, le bonhomme t’observe. Il prend ta valise dans le filet. Elle se trouve tout contre la sienne. Il vient de se rasseoir, je ne vois plus ce qu’il fabrique…
Le car roule dans la lumière orangée de ses phares. On entend le cri sauvage des voitures que nous croisons et qui foncent dans la campagne mouillée.
— Eh ben, qu’est-ce qui se passe ? soufflé-je.
— Attends, il se relève, il saisit sa valise… Il enlève la housse. Mince : elle est rouge ! Il la pousse au-dessus de ta tête. Il se rassied… C’est fini. Tu as compris ? Il a ta valise de dollars maintenant. Et il met sa housse sur la tienne. Voilà le travail ! Ça s’est fait en douceur. Joli travail. Personne ne s’est aperçu de rien.
Nous roulons encore un moment. Tout est calme à bord. Je gamberge sur le 220 volts. Voyons, ces malfrats espèrent-ils opérer aussi gentiment ? Un peu de somnifère dans mon thé, un échange de valises et puis bonsoir ? Un peu simpliste comme procédé.
J’en suis là de mes cogitations lorsque le chauffeur de notre car freine à mort en poussant un juron. Tout le monde se met à glapir dans le véhicule. Deux secondes et demie s’écoulent et c’est le choc. À travers mes stores entrouverts j’aperçois un gros camion citerne en travers de la route. On l’a percuté. Pas très très fort, mais suffisamment pour contusionner les carrosseries de part et d’autre. Le conducteur, étourdi, saigne du naze sur son volant. C’est l’affolement. Panique à bord ! Les gens se ruent hors du bus et invectivent le chauffeur du citernier, lequel débouchait imprudemment d’une petite route adjacente.
— Ouvre l’œil ! dis-je à Pinaud. Il se peut très bien que ce soit un accident-bidon pour stopper le car.
— J’allais te le dire, balbutie le Déchet, notre gars vient de reprendre la valise au fric. Il sort du bus.
— Suis-le, mine de rien, et dis-moi ce qu’il fait !
Pinaud obtempère. Dehors les conducteurs se psychanalysent à tout va :
— Et alors, espèce de manche, t’as appris à conduire sur un tracteur, ou quoi !
— Ben quoi, t’étais pas en phares !
— Ah ! parce qu’il te faut des loupiotes de D.C.A. pour que tu respectes la priorité !
Etc., etc.
La chère Huguette, qui n’avait pas bronché jusqu’à présent, quitte discrètement son siège. Il ne reste plus qu’une vieille rombière enrhumée, une petite fille endormie et moi à l’intérieur du véhicule.
— Et alors, l’Amorti, quoi de neuf ?
— Des voitures s’arrêtent à cause de l’accident, dans les deux sens. Le type à la valise s’éloigne en loucedé.
— Et la petite péteuse ?
— Elle le regarde s’éloigner tout en te surveillant à travers la vitre !
— Continue à bien mater, c’est maintenant qu’on joue le Concerto de Varsovie pour flûtes et mirlitons à moustaches, Pinuche. Les poulets qui devaient nous suivre de loin, tu les aperçois ?
— Écoute, il y a maintenant toute une file de voitures, et tous les conducteurs en descendent, alors…
— Continue de filer le mec à la valoche…
Brouhaha. Klaxons. Interjections. Je continue d’être aux aguets. Votre San-Antonio, mes louloutes, c’est kif-kif une corde de violon ultra-tendue. Un courant d’air le fait vibrer. Comment goupiller cette opération ? Nous ne sommes que deux pour l’instant. Et nous avons affaire à des gens supérieurement organisés qui ont préparé minutieusement leur coup.
— San-A. ! fait la voix altérée de Pinuswky, le bonhomme vient de monter dans une voiture sport conduite par une ravissante blonde. Elle cherche à se dégager de la file pour filer en direction du Midi…
— Note son numéro, vite !
— C’est déjà fait.
— Maintenant, tâche de trouver les poulets qui nous collaient au prose. Il le faut.
J’entends la voix haletante de Pinaud qui se déplace précipitamment.
— Hep ! fait-il, messieurs… Vous êtes bien des policiers d’Auxerre, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que ça peut vous f… ? répond une voix.
Pas d’erreur : il s’agit de nos bonshommes. D’ailleurs, Pinuche, qui a dû leur produire sa carte de poulaga confirme.
— Nos collègues sont là, San-A.
— Et la voiture sport ?
— Elle vient de filer.
— O.K. Emballez la gosse qui était avec moi, vite fait sur le gaz, j’arrive !
Je parviens dehors à l’instant précis où Pinaud et un gros sanguin cramponnent la chère Huguette par les ailerons.
— Mais que me voulez-vous ? s’indigne-t-elle, qu’est-ce que c’est que ces manières ?
Je m’approche et je lui déclare en la poussant dans la DS des flics :