C’est un monsieur qui frise la soixantaine avec des bigoudis de caoutchouc chipés à sa femme. En découvrant sa face blême, ses yeux mités, son front bas de plafond, ses joues caves, son air abscons (comme la lune), ses lunettes convexes, sa mine vexée, sa poitrine concave et sa mise décavée, on sent que c’est l’homme qui a beaucoup subi et qui a énormément fait subir. L’intermédiaire hiérarchique. Il a reçu tellement de coups de pied occultes de ses supérieurs qu’il peut s’asseoir sur une planche à clous. Et il en a tellement donné à ses inférieurs qu’il est obligé de marcher avec une canne.
Il porte des décorations mystérieuses, pareilles à de la ficelle à gâteaux, qui lui vont bien au teint, et un col en Celluloïd autour duquel une cravate gris-sale-rayée-noir-propre s’est installée pour toujours.
Il a un chapeau, la manière de s’en servir et des gestes conçus pour saluer. Il le fait. Je réponds d’un hochement de tête et lui demande ce qu’il a à me révéler.
Franchement, je préférais le précédent témoin.
— Je m’appelle Gaétan de Bravocadaut-Rissin, annonce-t-il.
Je lui certifie qu’il n’a pas à s’excuser, et, noblement, il poursuit :
— Ayant été convié par un ancien collègue à moi qui me seconda naguère lorsque j’étais chef comptable au comptoir franco-turc Ismet Tounu…
Vu. Il a la conversation à particule, comme le blaze. Quand il parle, on dirait qu’il emboîte les tronçons d’une canne à pêche.
Patiemment, sachant que cette catégorie d’individus a besoin de dérouler un tapis devant soi avant de marcher, j’esgourde la suite.
Elle afflue :
— Le collègue auquel je fais allusion, M. Cicéron Sépacaray, est un grand amateur de football, sport auquel, je l’avoue à ma grande confusion, je n’avais jusqu’alors prêté qu’un intérêt…
— À combien ? laissé-je tomber distraitement, car le verbiage en accordéon du monsieur me court sur les glandes lacrymales.
Il est choqué. Pourtant il poursuit :
— Bref…
Ça c’est bon signe. Bref, c’est prometteur. Ça encourage à la patience. Ça exhorte au calme. Ça fait penser à des trucs rassurants.
— Bref, je suis venu au stade de Colombes, sur ses instances et de conserve avec lui…
Conserve de pléonasmes, les gars ! Les meilleures ! Toujours d’Amieux en mieux.
— Et alors ? explosé-je, n’y tenant plus.
C’est peut-être son jour de gloire, à Gaétan. Mais le jour de gloire est tarifé[5].
— Alors j’ai donc suivi avec quelque intérêt le déroulement de ce match… Et je crois être en mesure de vous affirmer que j’ai vu mourir ce malheureux arbitre…
— Vraiment ?
— Oui. Étant néophyte en la matière, je ne me passionnais pas pour la partie comme le reste de la populace.
« Précisément, je fixais l’arbitre…
Là, il m’intéresse, Bravocadaut-Rissin. Va-t-il m’apprendre du nouveau ?
Il se tait pour promener sa langue faite pour coller des timbres fiscaux sur ses lèvres faites pour boire avec une paille.
Il ménage ses effets. Il a raison, ils en ont besoin, étant horriblement usagés, les pauvres !
— À un certain moment, poursuit Gaétan, ce monsieur qui arbitrait le match courait en direction est-ouest, et il a eu un brusque arrêt. On eût dit qu’il venait de recevoir un choc. Il a porté la main à sa poitrine. Puis il a fait un pas et s’est écroulé la face en terre.
Ce qu’il dit m’intéresse. Grâce à ce blasonné déchu, je vais peut-être pouvoir préciser la position d’Otto Graff au moment de sa mort.
— Venez avec moi, je vous prie…
— Très certainement !
Nous fendons la foule, de plus en plus compacte malgré les efforts du service d’ordre, et nous nous rendons de conserve, puisqu’il aime ça, sur les lieux du meurtre.
J’ai fort bien fait de marquer l’emplacement du corps.
— Monsieur, fais-je. Il me serait agréable que vous prenassiez la position qu’occupait feu l’arbitre lorsque vous le vîtes chanceler…
— Mais comment donc, fait le roi de la balance comptable.
Il n’agit pas à la légère. Il repère la place que lui-même occupait dans les tribunes. Puis, se basant sur ce point de mire, il cherche à reconstituer celle de l’arbitre défunt. On dirait un étalagiste en train d’étudier la posture d’un mannequin.
— Voilà ! déclare-t-il enfin.
— Ne bougez pas, je vous prie, monsieur Pétraud-Lanne, supplié-je.
— De Bravocadaut-Rissin, rectifie le particulé qui tient à son « de » comme Chaliapine à son « chalia ».
Je prends du recul et j’étudie longuement la trajectoire possible.
Vraisemblablement, les balles ont été tirées d’un vaste immeuble immaculé, de conception moderne, qui se trouve côté Colombes, un peu à droite du terrain.
Les projectiles sont partis au niveau du troisième ou du quatrième, mon collègue avait parfaitement raison sur ce point…
Voilà qui va faciliter les choses…
Je prends des repères dans la façade.
Au second étage dudit immeuble, il y a des stores orange à deux fenêtres. Le tireur qui s’est payé Otto Graff se trouvait embusqué à l’une des six fenêtres surmontant les stores. Trois au troisième, trois à l’étage du dessus.
Voilà qui est parfait.
Je relace ma chaussure et je me tourne vers Gaétan.
— Merci, commencé-je, vous…
Je n’achève pas. Le chef comptable de la société Ismet Tounu fait une drôle de bouille. Il a la bouche ouverte, le regard exorbité. Il tient sa main droite sur son épaule gauche et, à travers ses doigts chiffreurs, un filet de sang pauvre ruisselle.
Le mec est blanc comme un paquet de Persil lavé avec Omo.
Il titube un brin et tombe à genoux.
— Seigneur, balbutie-t-il. Seigneur…
Puis, doucement, il glisse dans les pommes.
Personne ne s’est aperçu de rien, hormis le brillant commissaire San-Antonio. L’homme qui remplace la Quintonine et le sirop des Vosges.
Et il n’est pas fiérot, votre beau San-A., mesdames. Il n’en mène pas plus large qu’un coupe-papier dans une enveloppe par avion.
On vient de me flinguer le témoin à bout portant !
À mon nez et à mon absence de barbe !
C’est à se demander si un Suisse a le droit de crier « coucou » d’une voix neutre !
Je m’agenouille près de mon Gaétan. J’arrache ses pauvres fringues fatiguées. Au premier coup d’œil je réalise que sa blessure n’est pas mortelle. Il a morflé une balle dans l’épaule.
Ça lui fait mal et c’est à cause de la douleur qu’il est parti faire un viron dans le sirop. À part ça, on lui conservera sa gentille existence montée sur apostrophe jusqu’à ce qu’il clabote d’un chou-fleur, comme tout le monde ; à moins que ça ne soit du classique infarctus…
Des bourres radinent.
— Il s’est trouvé mal ?
— Il a respiré du plomb un peu trop fort, dis-je. Pas un mot à l’arène mère, ça ficherait les chocottes-minute au public.
Là-dessus, je décide qu’il est grand temps de m’intéresser à l’urbanisme.
Je quitte le stade, non sans avoir demandé au B.A.M.E.F.D.G.D.C. 1904[6] de faire patienter les autres témoins.
CHAPITRE VII
Dans lequel je continue de m’intéresser
à l’urbanisme
La concierge du magnifique immeuble est une sexagénaire qui approche de la soixantaine avec plus de rhumatismes que n’en pourrait guérir un plein liberty-ship de cortisone. (À noter que le preux Béru appelle ce médicament de la courtisane.)
5
Quand mes à-peu-près sont trop mauvais, vous n’êtes pas forcés de rire. Y en a même qu’ils font pleurer. J’ai été d’un grand secours à la brigade des gaz, un jour qu’elle n’avait plus de bombes lacrymogènes pour assiéger un bandit.