— On regardait en face de nous, par-dessus le terrain, fait l’ancien guerrier.
Je m’étonne :
— Vous ne vous intéressiez pas à la partie ?
— Si, mais figurez-vous que la petite a aperçu l’homme qui escaladait l’échelle pour atteindre la plate-forme, là-haut… Elle nous a dit comme ça…
— Regaga regaga regaga…, débute la mère.
— Regardez ce type qui va se casser le cou ! termine la fille.
— Ensuite ?
— L’homme avait un grand appareil photo en bandoulière… J’ai cru que c’était un téléobjectif… Mais il a visé avec et au lieu d’un flash, ç’a été un petit nuage de fumée qui est sorti. Il y a eu, avant, comme un éclair… Il est redescendu. À ce moment-là, on a regardé le terrain, le jeu venait de s’arrêter…
— Et alors ?
— Alors, rien. On a attendu, on savait pas ce qui s’était passé, c’est seulement quand il y a eu une annonce comme quoi l’arbitre venait de se faire descendre que j’ai dit à ma femme…
— C’est l’autequi c’est l’autequi…, tente la femme.
— C’est l’autre qui l’a tué ! complète l’aimable jeune fille pubère, mais attentive.
Je me frotte le cuir. Leur histoire me paraît singulièrement fumeuse. Je vous parie que ces pauvres pommes ont pris l’éclatement d’une ampoule de flash pour un coup de feu. Dans ce cas, ça fume aussi.
— Il n’y a eu qu’un seul coup de feu ? j’insiste.
— Oui. Un seul.
Comme l’arbitre a été tué de deux balles, la cause est entendue. D’ailleurs, si le soi-disant faux journaliste lui avait tiré dessus, Otto Graff aurait été atteint de profil !
— Donnez-moi votre adresse, on vous écrira, dis-je.
Et, in petto, j’ajoute :
— Quand on aura besoin de mirages !
Ils sont déçus. Ils espéraient devenir vedettes de l’actualité et ça les contriste de retourner à leur médiocrité quotidienne.
— Vous étiez placés où ? je demande.
Le père me montre la tribune d’en face. Il met sa main laborieuse sur son front prolétarien, afin d’épargner à ses yeux usés par les veilles les rayons sournois d’un soleil printanier.
— Vous voyez, la tribune d’en face ?
— Comme je vous vois, certifié-je.
— En haut des gradins, sur la gauche, il y a une espèce de tas sombre, comme si quelqu’un dormait, hein ? Eh bien, nous étions installés trois rangs au-dessus de ce tas, et plus à gauche…
Il se tourne vers moi, mais il ne rencontre que le vide du terrain.
Le commissaire San-Antonio est déjà parti au triple galop dans la direction désignée.
Tout en courant, il se dit que ça se corse de plus en plus.
Ça se corse au point de se faire jouer du Tino Rossi sur le tombeau de Napoléon.
Ça se corse au point que je vais être obligé de changer de chapitre pour vous raconter la suite.
C’est vous dire !
CHAPITRE X
Dans lequel ce qui a été dit
dans les neuf premiers
n’est que de la rigolade !
À trois rangs du premier rang, acagnardé au mur de la tribune, un homme, en effet, semble dormir.
Il dort.
Pour l’éternité. Et ce ne sont pas les cris qui ont retenti en cet endroit depuis sa fondation qui pourraient l’éveiller.
Il est mort.
Il a une balle dans l’œil. Ça creuse un trou très, mais alors très, très vilain dans sa bouille. Sa tête repose sur sa poitrine.
Il n’a pas basculé en arrière parce que le gradin l’a retenu. Il s’est seulement affalé contre le mur.
Il y avait huit ou dix mille personnes autour de lui, et personne ne s’est rendu compte qu’il était mort.
Les spectateurs étaient bien trop surexcités par ce qui venait de se produire sur le terrain pour prêter attention à ce dormeur. Qui sait, certains ont-ils rigolé en le voyant rester seul dans l’immense tribune ? Et ces « certains-là » ont-ils souhaité que le gars ne se réveille qu’au milieu de la nuit, lorsque tout serait bouclé ?
La nature humaine est si déprimante !
Je lui soulève le menton pour mieux l’examiner, mais la rigidité cadavérique a déjà fait son boulot. Monsieur est aussi raide qu’une rampe de lancement pour fusées intra-muros.
C’est un type jeune mais calvitié. Visage triangulaire ; pommettes saillantes ; oreilles décollées.
Il n’a rien du beau mâle pour concours Lépine. Il porte une chemise noire à col ouvert, et un costard de confection mal confectionné d’ailleurs.
Je le fouille. Pas le moindre papier ! Comme carte de visite, c’est maigrelet, non ?
La famille Fenouillard qui vient de me rejoindre, escortée par le brigadier, se met à jouer les sirènes un premier jeudi du mois.
La dame bègue est affolée. Sa fille s’évanouit. La puberté, ça ne pardonne pas.
— Seigneur ! clame la bègue, de ma vie je n’ai vu chose plus horrible ! C’est sur lui que ce misérable a tiré, n’est-ce pas ?
— C’est fafa, c’est fafa, c’est faaaatal ! répond son mari.
Cela pour vous montrer combien est extrême leur émotion à tous les deux.
Je calme ces bonnes gens. Je leur dis que dans les rencontres internationales de football, ça ne se passe pas toujours comme ça. Je sais me montrer persuasif ; eux savent se montrer compréhensifs ; le brigadier, quant à lui, ne se montre pas.
Il est allé vaillamment chercher du renfort. Et il a bien fait.
Votre San-Antonio sportif décide tout à coup qu’il en a marre, qu’il en a classe, qu’il en a par-dessus la coiffe.
Il met les voiles à toute vapeur, s’il peut dire.
Et il le dit.
Une heure plus tard, je suis dans le bureau du Vieux. Ce qu’il y a d’O.K., avec le grand frisé[9], c’est que, pour lui il n’existe ni dimanches ni jours fériés. Je me suis toujours demandé comment il se change, prend un bain et fait une politesse à sa dame… Il y a des mystères aussi insolubles que du savon dans de l’eau de mer.
Il me reçoit immédiatement. Il a mis néanmoins un costard à grand spectacle : gris-anthracite-de-la-Ruhr ; limace blanche, amidonnée comme la virginité d’une rosière, cravate en soie noire ornée d’une épingle d’or qui représente une serre d’oiseau crispée sur une perlouze.
Avec ça, des enveloppes-nougats en croco, et une pochette de soie noire… Vous mordez l’élégance du spécimen ?
Son crâne ivoirin miroite dans le clair-obscur du burlingue. De temps à autre, il le caresse, d’un mouvement qui lui est familier, la main bien à plat comme s’il lissait des cheveux imaginaires.
Il est adossé au radiateur éteint.
— Quelle bonne surprise, cher San-Antonio, gazouille-t-il de cette belle voix onctueuse de prélat qu’il prend lorsqu’il n’a rien à vous demander.
Il ajoute, en ponctuant d’un sourire pour distribution de prix :
— Je vous croyais en week-end !
— Il y a plusieurs façons de passer un week-end, patron, fais-je, la bonne et la mauvaise. Et moi, j’ai résolument opté pour la mauvaise, grâce, je dois le préciser, au pittoresque Bérurier…
Il fronce l’emplacement de ses sourcils et pose sur mon élégante personne un regard pâle comme deux grains de raisin blanc.
— Bigre, bigre ! Racontez-moi cela…
— Imaginez-vous que le gros Béru avait deux places pour Colombes où devait se disputer un match international…
Le Vioque lève la pogne façon « Ave César, ceux qui vont clamser t’envoient le bonjour ».
— Et vous avez assisté à l’assassinat mystérieux de cet arbitre ? déclare-t-il, fort bonhomme.