J’en ouvre le clapoir grand comme l’entrée du tunnel de Saint-Cloud.
— Vous êtes au courant ?
— Quelqu’un m’a raconté l’histoire. Bizarre, n’est-ce pas ?
— Plus encore que vous ne le supposez, patron…
Il va s’asseoir derrière son bureau ministre. Il arrange le coupe-papier à manche de cuir le long du sous-main taillé dans le même métal et murmure en se regardant les ongles.
— Tel que je vous connais, cher San-Antonio, si vous étiez à Colombes vous avez dû procéder aux premières investigations ?
Je lui téléphone mon sourire polyvalent à embrayage automatique.
— Vous me connaissez bien, patron…
Il se pourlèche mentalement, le vieux sadique. Y avait un petit creux saisonnier dans les services, et voilà que la Providence lui envoie du rab de turf pour esbaudir ses dimanches cafardeux ! C’est du vase, non ?
Avec San-Antonio, plus besoin d’aller au cinoche ! C’est le cinoche qui vient à vous, comme Lagardère !
— Je vous écoute, mon bon.
Comme il m’aime en ce moment ! Je suis le San-A. des grands jours. L’homme qui remplace Vermot et le petit Nick Carter illustré. Bibi Fricotin en spécimen gratuit ! Les Pieds Nickelés en une seule personne !
Je lui fais un récit circonstancié des événements dont au sujet desquels j’ai eu l’occasion de vous entretenir par ailleurs et par le menu.
Il m’écoute, les mains posées à plat sur son sous-main, les yeux comme absents, le front plissé comme un toit en tôle ondulée.
J’achève et je promène une langue plus sèche que le Sahara sur mes lèvres gercées.
Il se fait un long silence, à peine troublé par le menu tic-tac de nos montres. On entendrait une sonnerie de clairon dans une cathédrale !
À la fin, le Vieux murmure :
— Troublant !
Je savais qu’il accoucherait d’un mot particulier.
C’est court, élégant, ça fait de l’usage, ça dit bien ce que ça veut dire, c’est garanti bon teint et ça ne mange pas de pain : troublant !
Oui, c’est troublant.
— En résumé, commence le Louis XIV-à-rebours de la police, en résumé…
Et il attend que le gars bibi, autrement dit le pote mézigue, re-autrement dit le petit San-Antonio à ces dames fasse le résumé souhaité.
San-Antonio y va donc de son voyage.
— Primo…
Acquiescement du Vieux. C’est un analytique (il doit faire analyser ses urines quand aucune affaire ne le préoccupe). Il adore qu’on procède par grand A et petit b. C’est un langage qu’il pige illico. Quelque chose comme sa langue maternelle, quoi !
— Primo, avant le match, un spectateur jaillit des tribunes et se précipite sur l’arbitre qui paraît avoir peur. Les deux hommes échangent quelques mots et se séparent. Le spectateur en question disparaît…
Le boss opine. J’enchaîne sur ma lancée :
— Deuxio, après quelques minutes de match, l’arbitre est tué par un fusil à longue portée que deux mystérieux personnages en cagoule ont installé dans l’appartement de braves Français moyens.
Nouvel acquiescement du patron.
— Troisio, poursuis-je, peu de temps après l’assassinat du malheureux arbitre, un petit homme aux cheveux blancs s’est introduit dans son vestiaire et a lacéré ses vêtements. L’homme parvient à m’échapper. Il porte le même nom que l’arbitre et tout porte à penser qu’il s’agit de son frère ou d’un proche parent…
Je gamberge un instant.
— Ensuite ? grogne le Tondu.
Petit impatient, va ! Vous parlez d’un tyran, ce mec-là ! On a envie de lui greffer des tifs afin de pouvoir les lui arracher ensuite.
— Quatrio, continué-je afin de ne pas le voir terrassé par une crise cardiaque, quatrio, au moment où l’on trucidait l’arbitre, depuis l’immeuble des Vazimout, un faux journaliste tuait, dans la tribune faisant face à la sienne un individu provisoirement sans nom. Je crois que c’est tout, monsieur le directeur…
Il acquiesce, saisit un Bic à poil dur et se met à griffonner des hiéroglyphes sur son bloc. Il repose le crayon bille et contemple sa graphologie avec une certaine complaisance.
— Oui, dit-il, vous avez résumé la situation. Reprenons chacun de vos paragraphes, voulez-vous ?
Le moyen de refuser ?
Ah ! je vous le dis, mes bons mecs, je suis incorrigible. Quand ce lavedu d’arbitre a été assaisonné, si j’avais eu pour trois ronds de jugeote, je me serais pris par la main et emmené dare-dare au cinéma. On donne justement Le Marri du porc ou les Mémoires d’un charcutier sur les Champs-Élysées ! Mais non. Il a fallu que le zélé San-A. fasse son numéro. Un dimanche ! Et à l’œil !
Bientôt je passerai en représentation dans les kermesses de village, vous verrez ce que je vous annonce !
Ou peut-être même dans les cinés de banlieue. Je vendrai ma photo dédicacée à l’entracte ! Si ! Si ! Je sais ce que je dis ; ça se termine toujours commak quand on en fait trop !
Enfin, qui vivra verrat, comme dit, paraît-il, le charcutier dans le film en question.
— Premièrement, fait le dabuche, il faut rechercher l’homme qui enjamba la barrière pour se précipiter vers l’arbitre. Faites établir un signalement, le plus précis possible, par le témoin.
— C’était bien mon intention, patron.
— Deuxièmement…
Il consulte ses graffitis de pissotière.
— Deuxièmement, vérifier l’origine de ce fusil découvert chez les Vazimout…
— J’ai donné des ordres…
— Les empreintes…
— C’est fait…
— Questionner les locataires au sujet de ces visiteurs dominicaux qui se baladent avec une valise…
— Fait aussi, patron…
— Bon. Troisièmement, donner des instructions pour qu’on retrouve coûte que coûte ce Pauli Graff.
— Elles sont données…
— Qu’on enquête en Suisse…
— J’y ai pensé…
Ça le décourage d’être contré sur tous les tableaux.
— Quatrièmement, photographie du second mort, celui de la tribune. Signalement largement diffusé. Recherches aux sommiers, etc.
— Je m’en suis occupé.
— Eh bien alors, tranche le boss, de mauvais poil tout à coup, eh bien alors, il n’y a plus qu’à attendre les résultats… Tenez-moi au courant, au fur et à mesure, n’est-ce pas ?
— Comptez sur moi, patron.
On s’en pétrit dix et on se quitte.
Deuxième partie
UN PITRE QUI N’EST PAS LOYAL
CHAPITRE XI
Dans lequel Bérurier revient
Il est cinq plombes de l’après-midi lorsque je franchis le seuil de l’hôtel Modern.
Pourquoi de l’hôtel Modern ? Ceux qui me lisent attentivement le savent déjà : j’ai trouvé, dans les poches de l’arbitre, une carte de cet établissement. Mon devoir d’investigateur est donc d’investiguer dans cet hôtel.
Je m’annonce à la caisse, la bouche en flirt, car il y a une charmante préposée de l’autre côté du comptoir.
Une blonde, avec des sourires partout et des rondeurs qui feraient rêver un pensionnat de racines carrées.
Je lui décline mon identité. Je décline en outre toute responsabilité quant aux ravages que mon charme pourrait opérer sur elle, et je lui demande si, parmi ses clients, elle n’a pas un certain Otto Graff ?
Elle me sourit que si.
Et, à la qualité de ce sourire qui n’est pas virginal, heureusement, mais engageant, je comprends que la charmante n’a pas regardé l’édition spéciale du Journal du dimanche qui s’étale à l’extrémité de son rade avec, en manchette grande comme ça, la mort de l’arbitre.