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Tout le monde est très aimable, très chouette. Du moment qu’on n’a pas bousillé le client dans l’établissement, c’est le principal…

Of course, comme disent les Anglais qui parlent volontiers leur langue maternelle, c’est moi qui tiens le crachoir.

On m’a remis les cartes d’entrée des deux Graff. Sur celle d’Otto, il y a inscrit « Ingénieur ». Sur celle de Pauli, « Artiste ». Il est décidément discret sur son art, l’artiste… Que ce soit en Suisse où il réside ou à l’hôtel parisien qu’il choisit, on ne connaît rien sur sa catégorie…

— Lequel est arrivé le premier ? je questionne.

— Pauli, fait le réceptionniste.

— Longtemps avant ?

— Il est arrivé jeudi soir, et son frère samedi matin…

— Son frère ? Vous êtes sûr qu’ils sont frères ?

L’employé ajuste sa cravate impec et efface une poussière ténue sur son revers de soie.

— Oui, monsieur le commissaire, c’est du moins ce qu’a prétendu Pauli Graff…

Je suis vachement intéressé, vous le devinez, j’espère, malgré vos cervelles bouffées aux mites ?

— Ah ! Pauli Graff vous a parlé de…

— Oui. Et de la façon suivante. Il m’a expliqué que son frère allait descendre chez nous, arrivant d’Allemagne orientale. Il m’a dit qu’il serait peut-être surveillé par des gens de la police secrète de l’Allemagne communiste et que, par mesure de sécurité, il ne devrait pas lui parler. Mais il m’a demandé de leur donner à l’un et à l’autre des chambres communicantes, de manière à ce qu’ils puissent se rencontrer à l’insu des autres. C’est pourquoi ils ont respectivement la 404 et la 405…

Je commence à piger.

— Très bien. Lorsque Otto Graff est arrivé à l’hôtel, il était accompagné ?

— Oui, par deux messieurs qui ont pris des chambres au même étage…

— Leurs noms, please ?

— Un instant…

Le gars s’éloigne et Bérurier me jette un regard langoureux comme celui d’une langouste-mayonnaise. Lui aussi sent que nous tenons le bon bout…

— Monsieur le directeur, fais-je, me permettez-vous de téléphoner ?

— Mais… à votre entière disposition, monsieur le commissaire, fait le maître de céans en me désignant son tubophone.

Je compose Jasmin 06–90…

Une voix de gazelle me demande ce que je veux. Je réponds qu’il me faut dans le plus bref délai Mlle Geneviève Détail. On me conseille de ne pas quitter et, en moins de temps qu’il n’en faut à Bérurier pour faire une gaffe, ma rouquine du stade suçote des « Allô » dans mes trompes d’Eustache.

— San-Antonio, lui annoncé-je. J’ai déjà besoin de vous, cher et ravissant témoin.

— À vos ordres, commissaire !

— Pouvez-vous me rejoindre à l’hôtel Modern ? Votre taxi sera payé à l’arrivée.

— J’arrive.

Je raccroche. L’employé est déjà de retour, porteur de deux autres fiches. L’une concerne un certain Muller Ernst, né à Cottbus, Allemagne, en 1920 ; l’autre un dénommé Oschatz, né à Leipzig en 1931. L’un et l’autre, à la rubrique « profession » ont inscrit « fonctionnaire ».

— À quoi ressemblent ces messieurs ? demandé-je.

L’employé me les décrit, avec ce sens de la description, cette notation du détail qu’ont les gens de l’hostellerie.

Je pousse une légère exclamation. L’un d’eux n’est autre que la seconde victime du stade. Le ouistiti aux étiquettes décollées et à la calvitie prononcée. Celui-là c’est Muller…

— L’autre est-il rentré ? je demande.

— Non.

— Dès qu’il reviendra, prévenez-nous. Je suppose que vous n’avez pas eu de nouvelles de Pauli Graff non plus ?

— Non plus, monsieur le commissaire…

— Très bien… Je vais attendre au salon si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Une jeune femme rousse va bientôt arriver, elle me demandera. Vous me ferez signe…

— Entendu.

Je remercie ces messieurs pour leur amabilité, leur parfaite coopération et leur esprit d’initiative. Ensuite, flanqué de l’Énorme, je passe dans le grand salon.

* * *

— Tu crois que je peux enlever les pompes d’Alfred ? questionne Béru qui verdit de plus en plus. J’ai mes cors qui les supportent pas…

— Et ce sera l’évacuation de l’hôtel ? fulminé-je. La sortie en masse, avec priorité pour les femmes et les enfants ? Non !

— Alors juste les délacer, ça me délassera moi-même, ajoute-t-il, plus spirituel que tout un banquet de flics.

Je lui accorde la permission demandée, à condition toutefois qu’il laisse ses pieds sous le guéridon de marbre qui nous fait face…

Une expression d’infinie béatitude ne tarde pas à se lire sur la motte de lard rance du Gros.

— Je me demande comment Alfred peut marcher avec des godasses comme ça, admire-t-il.

— Je le sais, assuré-je.

— Ah oui ?

— Il doit faire une demi-douzaine de pointures de moins que toi, ton pote ! Tu sais, il n’y a pas de mystère que San-Antonio n’arrive à pulvériser…

Il réprime un haussement d’épaules, ayant les deux épaules luxées.

— On écluse un gorgeon pour se rebecqueter ?

— Pourquoi pas ?

J’adresse un message codé à un loufiat en vadrouille dans une veste blanche trop grande pour lui et pas assez pour un autre.

— Deux scotches, boy, please !

— Duquel ?

Le Gros prend une initiative :

— On s’en fout, ce qu’on veut c’est qu’il soye double.

Le grand salon est presque désert. Il y a un vieux monsieur complètement anglais qui lit une revue dans un coin avec l’air de pas pouvoir digérer le pébroque qu’il a avalé naguère, l’ayant, je pense, confondu avec une belon.

Au centre, deux dames d’un certain âge, belges à ne plus en pouvoir, se racontent leur repas de midi en prenant de l’Eno. Et, sur le canapé voisin, une espèce de Brésilien attend l’heure d’aller au Lido en fumant un cigare qui tient sur le pied de guerre tous les pompelards de la caserne Champerret.

Brusquement, je sens le dimanche… Je le sens à la qualité de l’air, à cette espèce d’assoupissement bizarre, de navrance inconsciente qui flotte autour des gens.

Le dimanche, c’est le jour où les hommes sentent leur mort. C’est pourquoi ils font la gu… Quelques-uns picolent pour ne pas y penser. Ils chantent Boire un petit coup c’est agréable avec des copains, comme ça, pour s’étourdir, pour reculer la fatalité qui les menace… Ou bien ils vont tuer du goujon, ou du perdreau…

— À quoi que tu penses, dis, Louis XVI ? rigole le Gros.

— Justement : à ma mort, assuré-je.

— Faut toujours que tu débloques, s’épanouit Béru.

Je lui vote un regard sincèrement admiratif.

— Tu n’y penses jamais, toi, à la mort ? je questionne.

— Moi ! T’es dingue, mon pauvre San-A. ! Pourquoi que j’y penserais à la mort, puisque je vais mourir… C’est à ce qui ne peut pas arriver que je pense… À ce dont au sujet duquel à propos de quoi on n’est pas sûr !

« La mort, ça, au moins, j’en suis sûr… Y a pas de problème.

— Tu trouves ?

— Certainly, sir !

— Ça ne t’effraie pas ?

Cette fois il a l’air franchement inquiet. Pas pour lui : pour moi.

— T’as des vapeurs ? C’est peut-être la digestion. Qu’est-ce t’as morfillé à midi ?

Puis, changeant de ton, après un effort pour se concentrer :

— Tu vois, San-A., murmure-t-il. Non, ça ne me fait pas peur de canner, au contraire, y a des moments j’espère. Ça doit être bon de se reposer, de ne plus prendre de pêches dans la frime, de ne plus être conard, de plus avoir à dire bonjour à des mecs qu’on peut pas piffer mais qu’on est obligé de le faire quand même… Dis, tu crois pas ?