— Avec les bonbons à la strychnine, fais-je, c’est toujours pareil…
J’explore les poches du zig, par habitude. Effectivement, je n’y trouve que son passeport, son billet d’avion pour Berlin et des devises… Maigrichon, non ?
La môme Geneviève qui s’est ramenée regarde sans piper. Elle a du self-contrôle, bravo !
— Et de trois, dis-je. Trois mecs sont arrivés hier matin de Berlin, et ils sont tous cannés. Après ça, on viendra chanter l’air de Paris.
Je me gratte la hure avec ennui. Je suis un peu déprimé.
— Fais débarrasser le taxi, soupiré-je. Paie la course et viens me rejoindre dans mon bureau…
— Et moi ? susurre la rouquine.
Elle bat des cils, façon biche humide. Je ne peux résister à l’amorce de sourire filtrant sur ses lèvres mutines.
— Ça vous amuserait de voir comment est fichu le burlingue d’un flic ?
— Oh ! oui…
— Alors venez…
Elle vient.
Je pousse la porte de mon antre. Le bureau baigne dans le sirop triste du dimanche. Le jour agonise, tout bascule dans une sorte de grisaille tiède.
Je vais pour actionner le commutateur, mais la môme me retient le bras.
— Non, supplie-t-elle. Laissez ainsi… C’est bien…
Elle s’assied dans le vieux fauteuil tournant qui fait face à mon bureau.
— C’est ici que les criminels s’asseyent ?
— Oui.
Elle caresse les accoudoirs du siège. Ils sont polis, usés, grattés. Combien de mains se sont crispées sur ce bois ?
— Pourquoi cet homme s’est-il suicidé ? demande-t-elle avec un hochement de menton en direction de la cour.
— Il vient d’un pays où l’on tient à la discrétion au-delà de toute limite humaine…
— C’est une affaire politique ?
— J’en ai l’impression.
— Vous trouverez la vérité ?
— La vérité, dis-je, on ne la trouve pas, car elle n’existe pas…
— Enfin, la clé du mystère ?
— Je l’espère, ce serait assez dans mes façons…
Elle sent rudement bon, la gosse. Son parfum, je vous l’annonce, n’a pas été tiré au tonneau chez le droguiste du coin… Il me grimpe un peu à la coiffe.
— Vous continuez le travail, ce soir ? questionne-t-elle avec l’air d’en avoir deux.
Et, croyez-moi, elle risque bel et bien de les avoir !
Je soupire.
— Non, ça suffit pour un dimanche. Je me mets en congé jusqu’à demain.
Un silence mélodieux flotte autour de nous.
Je n’ai plus qu’à formuler ma demande, je sais qu’elle sera acceptée ; c’est couru…
— On pourrait peut-être passer la soirée ensemble, qu’en dites-vous ?
— Vous croyez ?
— Fermement…
— Eh bien, d’accord !
Pas plus duraille que ça, mes bons jules. Vous agitez le flacon avant de vous en servir et vous en prenez deux cuillerées à jeun. Si au bout de deux heures vous n’avez obtenu aucun résultat, vous recommencez l’opération.
Je me penche sur son fauteuil. Elle à l’œil qui frise. Un éclat humide met un je-ne-sais-quoi d’irrésistible sur ses lèvres.
— Vous permettez, dis-je, c’est simplement à titre expérimental.
Et je lui décerne le Grand Premier Prix de patinage artistique sur Rouge Baiser avec figures !
— Vous allez vite, murmure-t-elle après s’être oxygéné la trachée.
Ça n’a d’ailleurs pas l’air de lui déplaire.
Moi, les rousses, j’adore ça, surtout quand elles sont fausses. Et celle-là sent trop bon pour en être une vraie. Je vous parie la tour Eiffel contre une épingle de sûreté qu’elle est brune.
Oui, je vous le parie à deux contre une !
Elle noue ses bras autour de mon cou. Elle en redemande. Je lui en ressers. Cette fois, c’est le super-exploit, celui qui m’a valu le diplôme d’honneur décerné par les pêcheurs de perles. Le record de durée. Vingt mille lieues sous les mers sans remontée. Le bathyscaphe humilié ! La défaite de l’homme-grenouille !
Et sans le secours des paluches, les gars ! Mes pognes, je les emploie à autre chose. Le bas sans couture, c’est ma folie. J’ai dix doigts qui partent à la recherche d’une mine de dentelle et qui la trouvent. La main droite arrive la première ; mais comme toujours c’est la gauche qui prend les initiatives. Incident technique, j’ai un ongle qui accroche. Qu’à cela ne tienne, je le mets en roue libre, le doigt replié pour éviter les accidents.
La môme fait du ramdam. On se demande comment elle peut parler en ayant la bouche pleine. Peut-être qu’elle est ventriloque ? Tiens, ça me dirait ! Je parie que ce serait une source de délices inconnues. Ils n’ont jamais pensé à ça, les mecs de La Dolce Vita. Comme quoi on peut toujours faire mieux.
Une de mes pognes refait surface, je ne sais plus laquelle, je suis devenu ambidextre tout à coup. Elle assaille le décolleté. La garnison se rend immédiatement !
C’est la grande passionata ! Ah ! ce qu’on s’hume ! Ce qu’on se consume ! Ce qu’on s’humecte ! Ôte-toi de là que je m’humecte ! On s’affole, on batifole. Vivent les bas Machin qui font parler la jambe ! Elle en a tellement à raconter, la jambe de Geneviève.
Je suis décoré de l’ordre de la Jarretelle. Slip, slip, slip, hurrah ! La guerre des étroits n’aura pas lieu !
— Après vous s’il en reste ! fait une voix familière.
Nous nous séparons. Geneviève pousse un cri effarouché et essaie de mettre de l’ordre dans sa tenue.
Le Gravos se tient dans l’encadrement, une main sur la hanche, plus congestionné qu’un drapeau soviétique. Il a l’œil qui bredouille, le bide qui balbutie, les lèvres qui récitent, les bajoues qui épellent.
— Tu pourrais frapper avant d’entrer, fulminé-je. Tu ne vois pas que j’étais en conversation avec Mademoiselle ?
— J’ai vu.
Il part soudain d’un grand rire majestueux, copieux comme une bassine à friture.
On attend que ça se calme. Mais, vous le savez — je l’espère — le rire est plus communicatif que la blennorragie. On finit par lui emboîter la rate et c’est la grosse rigolade d’un seul coup.
On se tord les tripes ! On pouffe ! On étouffe ! On éclate !
C’est un raz de marage. On se claque les cuisses, et pas seulement les siennes. On glapit, on gémit, on pleure. C’est maladif. C’est incontrôlable.
Pour mieux se fendre le tiroir, le Gros pose les godasses d’Alfred. Il n’a pas de chaussettes, bien entendu, et la vue de ses écrase-bouses relance notre joie collective.
— Ah ! mes salauds, trépigne Béru. Mes salauds !
CHAPITRE XIV
Dans lequel nous nous comportons
comme des enfants sages
Le fou rire, c’est comme l’orage ; ça s’arrête aussi brusquement que c’est venu.
Tout d’un coup, nous redevenons graves comme trois papes.
— Tu as fait le nécessaire, Gros ?
— Oui. À propos, j’ai fouillé la valise du zig.
Au son de sa voix je sens qu’il a du neuf et du raisonnable à déballer.
— Et alors ?
— Regarde ce que j’ai trouvé… Tu trouves pas ça marrant, toi ?
Il me tend une grande enveloppe dans laquelle se trouve un petit opuscule aux couleurs vives.
J’examine ce dernier et je constate qu’il s’agit d’un programme de cirque. Celui du cirque Barnabu.
Sur la couverture, un ours brun, assis sur un tabouret, me regarde en serrant un énorme biberon contre lui.