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Bérurier continue à développer sa pensée dans le sens de la largeur :

— Tu crois que c’est un souvenir qu’il emportait ?

Je ne réponds pas. Je feuillette le programme. Des noms faussement anglais, faussement italiens. Des noms fabriqués par des polyglottes sans imagination. Des photos aussi…

Celle d’un jongleur chinois, celle de la célèbre ménagerie, celle de l’homme-canon…

— Je sais à quoi tu as pensé en trouvant cela, assuré-je.

Bérurier fait sa violette. Il se gratte l’entrejambe par-devant et par-derrière, puis il roucoule.

— Fectivement, ça m’est venu à l’esprit. Comme Pauli Graff est artiss, en trouvant ce programme je m’ai dit…

« Seulement, s’empresse-t-il d’ajouter, il n’y a pas de Graff, là-dessus…

— Tu oublies que les gens de cirque portent des noms de numéros, si je puis dire. Les Antipod’s Brothers ; les Culbutos et consorts…

— Je sais, riposte l’Enflure, mais si tu remarques une chose, il y a la photo de tous les artiss sur le programme. Pas une ne ressemble à Pauli Graff !

Il a raison. Néanmoins, je passe une revue de détail du catalogue.

Je considère très attentivement chaque frime clichée sur le papier glacé.

Paulus, l’homme-torpille, un gros mastar puissant, avec une raie au milieu. Chi-Pa-O-Li, le jongleur chinetoque. Les Dora Sisters, trapézistes. Kid Texas, le Buffalo des Temps modernes. Katastroff, l’illusionniste. Trou et Ducutabatière, les clowns. O’Tary et son phoque saxophoniste. Durdémiches et sa cavalerie légère. Plantigrad, le montreur d’ours mal léché. Et enfin Tom Bambou, le perchiste.

Béru, qui regardait par-dessus mon épaule, soupire :

— Maldonne. Un instant, pourtant, j’ai cru que…

Quelque chose de vague, d’impondérable, de confus et d’indéterminé me ramone le cuir chevelu.

À moi aussi, ce programme de cirque « dit quelque chose ». Est-ce normal, qu’un homme comme Oschatz emportât cela dans ses bagages ? Est-ce logique qu’il eût pris soin de le glisser dans une enveloppe ?

Je vais au bigophone.

— Passez-moi l’hôtel Modern ! dis-je au standardiste.

Ma mignonne Geneviève paraît un peu déçue. L’arrivée, tout d’abord joyeuse de Béru, a tout de même changé l’atmosphère. Elle se demande si sa virée des grands-ducs c’est pour ce soir ou pour la semaine des quatre jeudis. Les bonnes femmes ne comprennent pas les préoccupations professionnelles. Il n’existe qu’une catégorie de femmes pour qui ça compte : les em…ses.

Grésillement du biniou.

Je me hâte de décrocher. Je me fais connaître et je demande si, dans la soirée d’hier, M. Pauli Graff se trouvait au Modern. On enquête, et on finit par me répondre que non. Il a quitté l’hôtel vers six heures et n’est revenu que sur les choses de deux plombes du mat’.

Je remercie. Et je demande encore si le sieur Oschatz, lui, s’y trouvait. Même réponse négative. Aux dires du personnel, il est resté absent sensiblement pendant le même laps de temps que Pauli Graff.

Lorsque je raccroche, une fine sueur perle sur les ailes de mon appendice nasal.

— Ça ne va pas ? s’inquiète Geneviève.

— Au contraire, dis-je, ça va très bien. Et si le renseignement que je vais demander s’avère positif, ça ira plus que très bien.

Je re-sonne le gars du standard. En ce dimanche finissant, lénifiant, cotonneux et néanmoins parisien, le préposé se fait plus tartir qu’un cerceau de Hula Hoop chez les Peters Sisters.

— Dites donc, mon vieux, fais-je, d’un ton engageant, voulez-vous faire une petite enquête éclair afin de pouvoir me dire si le cirque Barnabu est ou non dans la région ?

— Tout de suite, monsieur le commissaire…

J’attends. Et pour tromper l’attente, je sors de mon placard un flacon de whisky ayant échappé jusqu’à ce jour au flair de Béru et de Pinaud.

Ce petit coup de remonte-pente nous fait un bien inouï. Je suis empli d’un fol espoir. En trouvant ce programme dans la valoche d’Oschatz, peut-être que le Graisseux a mis la main sur le fil conducteur qui peut nous faire grimper jusqu’à la vérité. Qui sait ?

La sonnerie du biniou joue un pot-pourri de Dans ta main je me sens si petite, Ta joue contre la mienne et Redis-moi tes mensonges. Je décroche.

— Le cirque Barnabu est ce soir à Verneuil-sur-Avre, monsieur le commissaire, m’annonce le prince du standard.

Je lui réponds « Merci Mathieu » ; il me dit qu’il s’appelle « Lardin », je lui affirme qu’il n’y a pas de mal et nous nous suspendons à nos fourches respectives.

— Alors ? s’inquiète le Puissant.

— Alors le cirque est bel et bien dans la région, mon gros loup. Verneuil… Soit à une centaine de bornes de Pantruche…

— On y va ? demande l’Écraseur de pifs en agitant ses doigts de pied.

— On y va !

— Moi aussi ? demande Geneviève.

— Vous aussi !

Le dirai-je ? Nous éprouvons, tous trois, une joie enfantine à l’idée d’aller au cirque. Cela fait des années que, personnellement, la chose ne m’est point arrivée. Je retrouve, au vestiaire, intacte, mon âme de môme…

Je me souviens d’autrefois, quand Félicie m’emmenait… À la sortie, j’avais sommeil, mais mes yeux émerveillés conservaient la féerie du spectacle. Sur la place du pays flottait un remugle de fauves et je frissonnais en passant devant les roulottes mystérieuses qui, alors que je gagnais mon lit, s’apprêtaient à filer plus loin, pour émerveiller d’autres enfants…

CHAPITRE XV

Dans lequel je ne tire pas encore

le bon numéro

Il est huit plombes et des poussières lorsque ma limousine stoppe en bordure du Champ-de-Mars de Verneuil, où s’érige le chapiteau bleu du cirque Barnabu. Les caravanes des artistes s’alignent le long de l’avenue comme un monstrueux reptile bleu qui aurait été tronçonné (mon tronçon, nos voleurs) par un couteau géant.

Il y a des guirlandes lumineuses ; de la musique graillonneuse vomie par des pick-up, des barrissements de lions, des mugissements de tigres, des miaulements d’éléphants et ce cri particulier des otaries qu’on gave de poissons et qui crient « cétacés ».

La foule de Verneuil, endimanchée, et ayant raison de l’être puisqu’on est dimanche jusqu’à minuit inclus, la foule de Verneuil-sur-Avre, répété-je, se dirige vers le temple du crottin en un flot compact. Elle se coagule devant la caisse, se bouscule devant l’entrée et plonge, goulue, ardente, émue, déjà extasiée, presque conquise, réceptive en tout cas, dans cette arène grondante, lumineuse et puant la cage pas balayée.

Là, des demoiselles habillées en girls les réceptionnent, les draguent, les convoient, les installent avec des airs d’en avoir deux. Et, effectivement, elles en ont deux, ces demoiselles. Premièrement parce qu’elles sont mariées ; deuxièmement, parce que, tout à l’heure, nous les retrouverons sur la piste, dépouillées de leur uniforme, en train d’exécuter un numéro tout ce qu’il y a de costaud…

Nous faisons la queue avec le reste des badauds. Je prends trois baignoires (le mot épouvante le Gros) et je nous laisse placer. Tandis que nous nous installons en bordure de piste pour être bien certains de ne pas rater la distribution de crottin, je demande à la placeuse (une brune piquante) quand va commencer la représentation. Elle me répond que c’est imminent. En effet, là-haut, dans sa loggia enguirlandée, l’orchestre s’installe. Un musico minuscule dans un uniforme blanc à brandebourgs bleus (est-il besoin de vous préciser que le bleu est la couleur du cirque Barnabu ?) est déjà en train de s’insérer dans les tentacules dorés de l’hélicon-basse. Des instruments pareils, il n’y a plus que dans les cirques ou les orchestres anglais qu’on en trouve. Ils ressemblent à des alambics. De fait, ils distillent. Pas exactement de la musique, mais de grosses incongruités semblant issues d’une vessie pétomane.