Avant de regagner ma place, je musarde le long des roulottes. Leurs fenêtres sont ouvertes et des postes à transistors ronflent à tout va, distillant du sirop aux artistes sur le pied de piste !
Malgré l’assurance formelle donnée par Barnabu qui nie employer Pauli Graff, je sens comme du mystère dans ce cirque pimpant installé en rond sur le champ de foire d’une charmante localité françouaise.
Pas exactement du mystère. Non, c’est plus timide, plus vague, plus captivant. Une sorte d’espèce de douce angoisse, un peu soyeuse comme du papier hygiénique[10].
Un esprit aussi curieux que celui de l’estimable San-Antonio se doit de filer un coup de périscope à l’intérieur de ces caravanes. Il n’y manque pas.
Ça me permet de mater les baths donzelles dans des tenues supra-légères et des attitudes suggestives. C’est toujours bon à enregistrer. Ce que j’éprouve pour les sœurs, c’est kif-kif la passion d’un Harpagon pour l’artiche.
Il me semble que plus j’en aurai eu dans ma vie, plus celle-ci sera justifiée. La formule Castor, quoi ! Toute une esthétique basée sur l’appendice caudal.
C’est simple, de bon ton ; ça ne mange pas de pain et ça fait plaisir à ses partenaires.
Ce que je peux apercevoir, dans ces décors mobiles, comme fanfreluches : statues de plâtre, poupées de canapé, trophées de bazar… Un vrai musée de la pacotille. Un festival de bimbeloterie. L’Himalaya du hideux !
Dans une caravane, un petit chien respire la douceur normande à la fenêtre. C’est un abominable roquet noir et blanc, de race indéterminée. Il a les oreilles pendantes, la queue droite, les yeux malins.
Comme je parle couramment le corniaud, je lui fais :
— Mff, mff !
Il me répond :
— Oua-Oua, car, en revanche, il connaît l’homme par cœur.
J’avance la main, il avance la tête. On s’exprime de la sorte une sympathie mutuelle comme le pari du même nom.
En caressant le toutou, je coule mon regard X 23 (celui des grandes occasions) par la fenêtre. À l’intérieur de la roulotte, un grand type un peu roux se passe du fond de teint devant une table à maquillage. Sur cette table, mon œil de lynx avise une photographie dans un cadre en coquillages coloriés. J’éprouve un petit pincement au battant. Le portrait qui me dévisage calmement depuis de cadre, je suis certain de l’avoir vu quelque part. C’est celui d’une grosse dame plantureuse, affublée d’un monumental chignon sur le haut du dôme.
Je cherche à toute vibure dans ma mémoire. Il n’y a pas longtemps que j’ai vu, non pas la dame elle-même, mais sa photo… Mon tiroir aux souvenirs est en pleine effervescence. Je le vide sur la carpette afin de mieux pouvoir trier. Et le déclic s’opère. D’un seul coup d’un seul je mets le doigt dessus. Cette photo, elle se trouvait, en format réduit, dans le porte-cartes de Pauli Graff. Oui, par d’erreur. Cette grosse dame teutonne, bien nourrie, bien placide, c’est sûrement la sienne. Du coup je m’intéresse bigrement à l’occupant de la caravane. Se sentant observé, il se retourne. Ce n’est pas Pauli.
— Il est mignon, votre toutou, dis-je en souriant, il s’appelle comment ?
— Was ? demande le rouquin.
Il ne spreken pas le français.
Je lui décerne, à l’unanimité de mon jury privé plus une voix, un sourire d’honneur ; j’octroie une ultime caresse au médor, et je me décide enfin à retourner auprès de mes compagnons.
Je suis pensif. Pascal, à côté de mézigue, c’est pas grand-chose, plus rien du tout.
Donc, mon flair infaillible n’a pas failli. Et celui du très stupide Béru non plus. Pauli Graff a bel et bien des attaches avec le cirque Barnabu.
À suivre !
À suivre de près.
De très près…
CHAPITRE XVI
Dans lequel je tire enfin le numéro gagnant
— Quoi de neuf ? demande le Gros, alors que sur la piste, une brave otarie qui n’a jamais rien demandé à personne, pas même du poisson séché, joue au xylophone le menuet de Boccherini.
— Du neuf ! riposté-je, avec l’air de lui faire croire qu’il y a un air à prendre pour avoir l’air d’en avoir un.
La gosse Geneviève, plus splendide que jamais, avec ses seins qui vous accusent et ses lèvres qui vous promettent des trucs, ne se tient plus.
— Racontez-nous !
Je les mets au parfum de ma découverte. Le Gros (qui a posé ses pompes, ou plutôt celles d’Alfred ; mais on ne s’en rend pas compte because l’odeur très présente de la ménagerie) ; le Gros, dis-je, après avoir refermé cette parenthèse pour que vous ne preniez pas de pleurésie, le Gros, donc, jubile. On fêterait un jubilé qu’il ne jubilerait pas davantage.
— Qui qu’a mis dans le mille avec le cirque ! brame-t-il en croisant ses jambes.
— Ta bouche, B.B. ! enjoins-je, le public va croire que c’est l’otarie qui fait des fausses notes et il va demander qu’on le rembourse !
J’ajoute :
— D’ailleurs j’ai un indice, mais rien de plus. L’occupant de la roulotte n’est pas Pauli Graff.
— C’est peut-être pas lui, hé, patate ! Mais du moment qu’il a le portrait de sa vioque, c’est qu’il le connaît, songe !
Il susurre :
— Qu’est-ce qu’on branle à mater ce veau marin au lieu d’aller faire du cirque dans la roulotte que tu causes ?
— Patience !
— À trop attendre on finit par être marron.
— Surtout que tu es déjà jaune !
Il se renfrogne et, me tirant par la manche, murmure :
— Finis tes incinérations devant le monde…
Je m’occupe du monde en question. Un monde avec deux hémisphères comme je les aime et des pôles en relief pour qu’il n’y ait pas gourance chez les explorateurs.
L’otarie nationale a fini son numéro. Elle a droit à un hareng saur et sort à son tour. Bérurier me montre le départ de l’animal et me dit, car il parle l’anglais comme Per Emmer !
— On peut dire que le veau-marin go !
Venant de lui, une telle marque d’esprit, alliant à la fois une maîtrise absolue de la langue de Shakespeare et une connaissance rigoureuse de l’histoire franco-italienne, une telle marque d’esprit, répété-je, m’abasourdit.
Là-dessus l’orchestre attaque une célèbre marche américaine sur laquelle des paroliers français ont composé un texte interdit aux premières communiantes bien qu’il y soit question de petit doigt.
Et les clowns font leur entrée.
Trou et Ducutabatière composent un tandem intéressant. L’un est en auguste, l’autre en maillot pailleté.
Le premier est grand, le plus petit l’est beaucoup moins. Il y en a un qui joue de la cornemuse à moustache et un autre qui se sert en virtuose de la xérophtalmie baveuse.
C’est pittoresque sans être intéressant, grotesque sans être marrant.
Bien entendu, Béru se poire de tous ses chicots. Il est comme qui dirait dans son élément. Le « Comment vas-tu yau-de-poêle », ça le connaît ; c’est sa Bible ! Il en mange autant que du pain, de cette nourriture-là. Il en reprend ! Il finit le plat !
Les deux clowns se cassent leurs instruments sur la tête et le nez énorme de l’auguste vient de s’allumer.
Il a en outre une touffe de tifs qui se dressent à la verticale. Béru s’étouffe. Il se libère. Il coule comme un brie en pleine Brie à midi un 14 Juillet. Il dit que c’est drôle ! Il le croit ! Il préfère ça à Claudel, et il n’a peut-être pas tort.
Ça le captive davantage que les popotins de la commère !
Le clown au maillot pailleté se tire un moment dans la coulisse et revient, avec au poing, un volatile du genre rapace. Il explique à son auguste le geste auguste du veneur. Le zoizeau, entièrement en peau de lapin, bat des ailes.
10
Certains urine-froid m’ont reproché la crudité de mes comparaisons. C’est donc à eux que je dédie celle-ci.