— C’t’un faux faucon, hein ? interroge Béru, candide.
— Oui, contrairement à toi qui en es un vrai vrai…
Je la boucle soudain.
— Oh ! mais dis voir, murmuré-je.
— Oui, baron ?
— L’auguste ?
— Eh bien ?
— C’est le mec que j’ai aperçu tout à l’heure dans la caravane à la photo…
— Tu es certain ?
Je mate sérieusement le clown. Pas d’erreur, c’est bien le rouquin qui se passait du fond de teint… Du reste je me rappelle avoir aperçu son nez sur la coiffeuse. De loin, je l’avais pris pour une espèce de pomme rouge.
Bérurier ne rit plus des facéties sinistres de ces messieurs. Il semble infiniment professionnel, tout à coup.
— Dis donc, San-A., murmure-t-il.
— Pas la peine de paumer ta belle salive, mon petit rat, lui fais-je.
Car, en même temps que lui, pour ne pas dire simultanément, j’ai vu ce qu’il a vu, compris ce qu’il a compris…
— L’autre, le clown au maillot pailleté, c’est notre homme, hein ?
— T’es meilleur juge que moi, puisque toi tu as vu Pauli en chair et en os, objecte Béru, déférent comme il devrait toujours l’être avec un supérieur de ma qualité.
« En tout cas, se hâte-t-il de déclarer, si je me fie à la photo et que je fais extraction de son maquillage, je suis t’obligé de convenir que…
— Filons, soufflé-je.
Les deux gugusses sont en train d’installer un matériel compliqué qui, dans un instant s’écroulera, provoquant l’hilarité du bon peuple.
Nous profitons de ce qu’ils sont occupés pour nous esbigner, l’Enflure et moi.
Je conseille à Geneviève de nous attendre et de faire bravo comme trois afin qu’un éventuel applaudimètre ne décèle pas notre absence…
— Ça ne vous plaît pas ? demande le nain à l’entrée. C’est pourtant les rois du rire…
— Justement, ça heurte nos sentiments républicains, dis-je.
Des nuages malades se sont amoncelés dans le ciel ; du reste où pourraient-ils bien s’amonceler, les pauvres ! Et la nuit est opaque comme un œuf[11].
On entend braire les chacals et bérurier les hippopotames. Je guide le Mahousse jusqu’à la caravane des clowns. Elle est fermée à clé. Qu’à cela ne tienne !
Le toutou, si gentil lorsqu’il a la truffe à la fenêtre, fait un foin de tous les diables. Il prétend même nous choper les moltbocks. Mon pote lui virgule un coup de tatane, mais c’est Béru qui pousse un cri. En effet, il est sorti en chaussettes et les targettes du coiffeur sont restées dans la loge.
— Je m’ai retourné l’avant-dernier orteil, brame-t-il, çui qu’à un ongle incarnat !
Il n’a pas le temps de commenter plus avant. Le médor ambulant vient de lui bondir aux noix et lui mord la soute à bagages. C’t’un vicelard, ce chien, moi je vous le dis.
Béru essaie de lui faire lâcher prise, mais je suis obligé d’intervenir. Heureusement que j’ai la technique pour maîtriser un clébard. C’est un vétérinaire de mes aminches qui m’a appris. Je chope une cravate qui traîne sur un dossier de chaise. Je l’entortille prestement autour du museau du chien et je fais un nœud. À noter que cette recette n’est pas valable pour les boxers.
Ayant le clapoir bloqué, le roquet ne peut plus achever le fignedé du Gros. Je roule l’animal dans une couverture et je le colle dans un placard.
— On n’y voit pas lerche, soupire Béru qui panse ses blessures.
— Je préfère attendre ces bons amis dans l’obscurité. Comme ça, s’ils ont le hoquet, ça le leur guérira.
Du moment qu’on fait appel à l’esprit farceur de ce bon Béru, on est sûr d’être entendu.
Nous nous asseyons donc dans deux fauteuils, de chaque côté de l’entrée, et nous attendons.
Les flonflons de l’orchestre nous parviennent, coupés de temps à autre par le rugissement des chevaux ou le hululement de l’autruche.
Et puis un bruit grondant, tumultueux, monte dans la paix du soir. Le populo salue ce monument d’humour que constituent Trou et Ducutabatière. Il applaudit, le populo. Il se fait éclater les ampoules des pognes ; il est là pour ça ; il a payé pour…
Quelques instants passent, nous les regardons s’éloigner dans le néant, et un bruit de voix, assez proche, retentit.
On cause allemand dans le secteur. Un double pas sur les marches du perron. La porte s’ouvre. Une main blafarde de clown actionne le commutateur.
Les deux rois du rire entrent. C’est seulement au moment de relourder qu’ils nous découvrent.
Ils ont beau avoir trois centimètres de fond de teint sur la peau, on assiste à la transformation de leurs bouilles.
Ils pâlissent sous le plâtre, les chéris. Pauli Graff surtout, car il me reconnaît et cette visite a, pour lui, une signification particulière…
Il esquisse un projet de mouvement de fuite. Mais le Gros, vous le connaissez ? L’œil du lézard et la promptitude de la langue de caméléon. En moins de temps qu’il n’en faut à un gardien de la paix pour démontrer que l’homme n’est pas toujours un roseau pensant, il a cloqué un coup de genou dans les bibelots de famille de Graff.
Icelui part à dame. Il bascule sur la coiffeuse qui s’écroule avec son chargement de fards et de crèmes, de lotions et de poudres. Trop Pauli pour être au net ! On dirait qu’il a fait dodo dans la poubelle à Béru, m’sieur Graff. Son pote le rouquinos bondit à un placard qu’il ouvre vite fait. À l’intérieur dudit placard, il y a un râtelier. Le gars qui l’a confectionné s’y entendait en prothèse. C’est un râtelier d’armes on ne peut mieux fourni. Le pistolet domine. Le Van Gogh à deux pattes empoigne un gros calibre pour mastar.
Quand on a vidé le chargeur de cet engin, on a une foulure du poignet. Et quand on l’a dans la viande, le chargeur en question, on a droit à un ticket de priorité pour le Père-Lachaise.
Heureusement que le gars San-Antonio a des réflexes. J’ai déjà défouraillé et je lui balance le potage à tout va. Because dans un éclair j’ai tout pigé. Et j’ai pigé parce que dans le placard, outre les armes, il y a une tenue complète de Buffalo Bill. Ce mec fait un double numéro, comme cela est courant dans les cirques. Il est à la fois clown et tireur d’élite.
Sa main qui tenait le pétard pend maintenant le long de son corps, sanglante, brisée.
Le revolver gît sur le plancher.
Je montre ma propre arme à ces messieurs.
— Du calme ! fais-je, sinon le rodéo continue ; je ne suis pas Buffalo Bill, mais je sais néanmoins presser une détente.
J’adresse un signe à Béru. Il comprend. C’est le genre de mec qui pige tout. Il se penche sur Graff et lui passe les menottes. Ensuite de quoi il désigne un tabouret à son partenaire et se met en devoir — c’en est un — de lui faire un garrot pour arrêter l’hémorragie.
Lorsqu’il a terminé, je lui dis :
— Gros, va prévenir M. l’agent du coin, doit y en avoir un près de la ménagerie, les animaux s’attirent ! Dis-lui d’envoyer dare-dare une ambulance et un panier à salade… Je t’attends…
Béru rompt, et rit et, rond, à petits pas, s’en vont !
Il réapparaît presque aussitôt.
— J’sus t’en chaussettes…, fait-il. Tu permets ?
Il avait repéré, le bougre, l’objet de sa convoitise : une paire de tatanes de clown longues de quatre-vingts centimètres. Il les chausse voluptueusement.
— C’t’un délice pour mes cors, assure-t-il. Tu peux pas savoir.
Et il s’éloigne de la démarche d’un skieur remontant une pente, ses skis aux pieds, sans remonte-pente.