— Oui, m’sieur le maire, franchement, voyez Pluto, comme dirait Walt Disney.
Il regarde nos cartes.
— Un crime ?
— De guerre. C’est vous dire qu’il y a prescription.
Nous entrons dans une salle de ferme et l’Éminent et moi posons nos parties pile sur la surface d’un banc.
— Excusez-nous de vous réveiller, je…
Là je lui place le couplet sur mes regrets de l’éveiller, lui qui emmène sa femme dans les champs de si bonne heure pour la bourrer.
Il dit « Kaslan’tienne », ce qui, en français, signifierait « aucune importance ».
J’entre donc dans le vif du sujet…
— Qui était maire de cette commune en 40 ?
— Mon père. Nous sommes maires de père en fils !
— Bravo. Vous étiez dans la commune ?
— Oui, figurez-vous que j’étais en congé de blessure. On m’avait mobilisé, mais en janvier 40 j’ai été blessé…
— Une escarmouche ?
— Non, un coup de manivelle d’auto dans le bas-ventre. C’est douloureux…
— Et comment. Vive le démarreur !
La glace est rompue, comme disent les Lapons quand ils vont à la pêche. On cause.
Je lui relate l’anecdote Graff concernant l’échauffourée.
— Ça vous dit quelque chose, m’sieur le maire ?
À sa mine je comprends qu’oui. Il a une tête d’hilare.
— Vous pensez ! Ça s’est passé sur not’terre, à six cents mètres d’ici.
« On était dans le grenier à foin. On a tout vu, le père, ma sœur, moi et ma mère… Les motocyclistes allemands sont arrivés par le bois du Gros-Cornard…
(Bérurier toussote.)
— Et alors ?
— Ça fait une patte d’oie. Le convoi français se composait de trois autos. Les verts-de-gris de trois motos.
« Y se sont mis à canarder les Français. Avec leurs mitraillettes qu’ils avaient en bandoulière, c’était pas difficile ! Les Français sont tombés. Mais ils ont fait usage de leurs z’armes et du côté allemand ça a dégringolé pareillement. Et puis ça s’est tassé. Bon…
Il va chercher un kil de rouge et trois verres.
Le regard de Béru fait tilt. S’il reste plus d’une heure sans s’humecter le moulin à fadaises il est malheureux, le dompteur de Brutus.
On écluse trois rations et, bien que ce picrate ait un goût prononcé de n’y-revenez-pas, nous sentons que nos brèches sont presque colmatées et que nous allons pouvoir établir une tête de pont.
— Alors, cher maire, après ?
Il rajuste sa casquette, boutonne le dernier bouton de sa veste, se gratte l’entrejambe et poursuit :
— Restait plus qu’un Fritz. S’est mis à fouiller les bagnoles. N’a sorti z’un coffre qu’il a fait sauter la serrure. Puis il l’a refermé et il s’a mis à chercher z’autour de lui…
« Le v’là t’y pas qu’avise l’étang de la Belle-Malelavée ? C’t’oiseau prend le coffre sur le tansside de sa moto… On s’d’mande comment l’a pu le charrier jusque là-bas. L’est allé décrocher z’une barque. Le met dessus. Rame au milieu du centre de l’étang… Et vlouff ! Carabate son coffre dans la flotte. Ensuite, l’est revenu… Qu’est-ce qui arrive ? Y se trouve nez à nez avec un lieutenant français qui faisait partie du convoi français et qu’avait repris ses esprits pendant durant ce temps. Mon vieux ! Le Frizou sort son pistolet… Le lieutenant qu’était en uniforme, je vous le fais remarquer, lève le bras pour se rendre. Et mon saligaud de Fritz lui tire dessus. Ensuite y s’approche d’un de ses hommes qui lui aussi se ranimait. Et pan ! pan ! lui tire dessus !
« Qu’est-ce que vous z’en dites ?
On n’en dit rien. On se retient de respirer au contraire.
— Après, ce sale zigoto remonte sur sa moto et le v’là parti. Nous autres, le père, ma sœur, moi et ma mère, on s’est amenés là-bas… Eh ben, vous me croirez si que vous voudrez, mais ce pauv’ lieutenant français vivait encore, avec tout ce plomb dans le ventre. C’est nous qu’on l’a chargé sur not’ tombereau et qu’on est allés le mener à l’hôpital… Même qu’il a guéri et qu’il nous a, par la suite, je vous cause plusieurs années plus tard, envoyé une carte postale d’Indochine. C’est vous dire… Il nous a écrit rapport à l’article dans France Dimanche à not’ sujet, où le journaliste racontait le coup du coffre.
— Le coup du coffre ?
— Oui, parce que moi et le père, qu’était maire à l’époque, on a vidé l’étang pour repêcher ce putain de coffre. Vous savez ce qu’y avait dedans ?
— Des lingots d’or, répond San-Antonio en vidant son verre.
— Je vois que vous avez lu l’article, sourit le maire. Oui, des lingots d’or. On pouvait pas le restituer à l’État, vu qu’à ce moment-là y avait plus d’État. On l’a laissé là où ce qu’il était, et on a rouvert les vannes. C’est à la Libération qu’on a prévenu la préfecture. Ils nous ont fait un de ces tralalas ! Fallait voir. Légion d’honneur au père et tout ! Y a eu des papiers aussi dans le journal local. Bref, ça m’a fait élire maire à mon tour quand le père n’a plus voulu de la mairie et pourtant j’avais une liste coriace en face de moi !
Il sert une nouvelle tournanche de pichetegorne.
— M’sieur le maire, trémolé-je, permettez-moi de rendre hommage à votre probité…
On se croirait dans le burlingue du Vieux, quand le grand tondu fait du tricolore. Le maire biche comme un pou. Il oublie l’heure, l’insolite de notre visite, sa chemise de nuit et les targettes de clown de Béru.
Je réfléchis âprement. Il y a dans mon subconscient un de ces chmizbliks dont je ne vous dis que ça ! Le patacaisse des grands jours. Le bouquet avec chandelles romaines et soleil d’Austerlitz…
— Dites-moi, m’sieur le maire. Cette carte que vous avez reçue du lieutenant français, l’avez-vous conservée ?
— Dame, oui. Vous pensez !
— Vous pourriez me la montrer ?
— Dame, oui !
Il se lève et va farfouiller dans un tiroir. Il se radine avec un calendrier des postes à double volet. À l’intérieur de ce sous-main improvisé, il y a différentes paperasses et quelques photographies. Il finit par sélectionner une carte postale jaunie.
Je contemple la photo. Elle représente un concours de pédalo dans la baie d’Along.
— Je peux lire ? sollicité-je.
— Faites comme chez vous ! conseille ce brave homme.
— Je retourne la carte.
CHAPITRE XX
Dans lequel je ne vous cache rien…
afin que vous sachiez tout
Il est près de minuit lorsque Béru et le gars moi-même, plus communément appelé San-Antonio, débarquons dans l’immeuble de Colombes d’où l’on assassina l’arbitre.
La façade est obscure, la banlieue silencieuse, et rien ne rappelle les drames de l’après-midi.
— C’est quand même pas une heure pour les visites, proteste le Gros pour la seconde fois, et avec de meilleures raisons puisqu’il est une heure plus tard que tout à l’heure.
Il a faim, il est las et il tombe de sommeil !
— On m’y reprendra à t’inviter à un match de foot ! ronchonne-t-il en gravissant l’escadrin sur mes talons.
Son ascension est rendue difficile, voire périlleuse, par les godasses de quatre-vingts centimètres qui prolongent ses déjà importants pinceaux.
— On m’y reprendra à les accepter ! riposté-je.
Tout en gravissant les degrés, je pense à l’imbécillité des choses. En somme, cette tragique course au trésor a eu lieu pour rien. Des hommes se sont tués pour de l’or qui avait, depuis seize ans, rejoint les coffres de la Banque de France… (où je doute qu’il ait fait long feu, soit dit entre nous et votre crise de foie). Tant de volonté pour rien ! Tant de malheur perdu ! Complètement perdu !