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— Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas ? me dit-il.

— Non.

— Sais-tu ce que c’est qu’un livre ?

— Oui ; on emporte les livres à la messe pour dire ses prières quand on ne récite pas son chapelet ; j’en ai vu, des livres, et des beaux, avec des images dedans et du cuir tout autour.

— Bon ; alors tu comprends qu’on peut mettre des prières dans un livre ?

— Oui.

— On peut y mettre autre chose encore. Quand tu récites ton chapelet, tu récites des mots que ta mère t’a mis dans l’oreille, et qui de ton oreille ont été s’entasser dans ton esprit pour revenir ensuite sur ta langue quand tu les appelles. Eh bien, ceux qui disent leurs prières avec des livres ne tirent point les mots dont se composent ces prières de leur mémoire ; mais ils les prennent avec leurs yeux dans les livres où ils ont été mis, c’est-à-dire qu’ils lisent.

— J’ai vu lire, dis-je avec un ton glorieux comme une personne qui n’est point une bête, et qui sait parfaitement ce dont on lui parle.

— Ce qu’on fait pour les prières, on le fait pour tout. Dans un livre que je vais te montrer quand nous nous reposerons, nous trouverons les noms et l’histoire des pays que nous traversons. Des hommes qui ont habité ou parcouru ces pays, ont mis dans mon livre ce qu’ils avaient vu ou appris ; si bien que je n’ai qu’à ouvrir ce livre et à le lire pour connaître ces pays, je les vois comme si je les regardais avec mes propres yeux ; j’apprends leur histoire comme si on me la racontait.

J’avais été élevé comme un véritable sauvage qui n’a aucune idée de la vie civilisée. Ces paroles furent pour moi une sorte de révélation, confuse d’abord, mais qui peu à peu s’éclaircit.

Il est vrai cependant qu’on m’avait envoyé à l’école. Mais ce n’avait été que pour un mois. Et pendant ce mois on ne m’avait pas mis un livre entre les mains, on ne m’avait parlé ni de lecture, ni d’écriture, on ne m’avait donné aucune leçon de quelque genre que ce fût.

Il ne faut pas conclure de ce qui se passe actuellement dans les écoles, que ce que je dis là est impossible. À l’époque dont je parle, il y avait un grand nombre de communes en France qui n’avaient pas d’écoles, et parmi celles qui existaient, il s’en trouvait qui étaient dirigées par des maîtres qui, pour une raison ou pour une autre, parce qu’ils ne savaient rien, ou bien parce qu’ils avaient autre chose à faire, ne donnaient aucun enseignement aux enfants qu’on leur confiait.

C’était là le cas du maître d’école de notre village. Savait-il quelque chose ? c’est possible ; et je ne veux pas porter contre lui une accusation d’ignorance. Mais la vérité est que pendant le temps que je restai chez lui, il ne nous donna pas la plus petite leçon, ni à mes camarades, ni à moi ; il avait autre chose à faire, étant de son véritable métier, sabotier. C’était à ses sabots qu’il travaillait, et du matin au soir, on le voyait faire voler autour de lui les copeaux de hêtre et de noyer. Jamais il ne nous adressait la parole si ce n’est pour nous parler de nos parents, ou bien du froid, ou bien de la pluie ; mais de lecture, de calcul, jamais un mot. Pour cela il s’en remettait à sa fille, qui était chargée de le remplacer et de nous faire la classe. Mais comme celle-ci de son véritable métier était couturière, elle faisait comme son père, et tandis qu’il manœuvrait sa plane ou sa cuiller elle poussait vivement son aiguille.

Il fallait bien vivre, et comme nous étions douze élèves payant chacun cinquante centimes par mois, ce n’était pas six francs qui pouvaient nourrir deux personnes pendant trente jours : les sabots et la couture complétaient ce que l’école ne pouvait pas fournir.

Je n’avais donc absolument rien appris à l’école, pas même mes lettres.

— C’est difficile de lire ? demandai-je à Vitalis, après avoir marché assez longtemps en réfléchissant.

— C’est difficile pour ceux qui ont la tête dure, et plus difficile encore pour ceux qui ont mauvaise volonté. As-tu la tête dure ?

— Je ne sais pas ; mais il me semble que si vous vouliez m’apprendre à lire, je n’aurais pas mauvaise volonté.

— Eh bien, nous verrons ; nous avons du temps devant nous.

Du temps devant nous ! Pourquoi ne pas commencer aussitôt ? Je ne savais pas combien il est difficile d’apprendre à lire et je m’imaginais que tout de suite j’allais ouvrir un livre et voir ce qu’il y avait dedans.

Le lendemain, comme nous cheminions, je vis mon maître se baisser et ramasser sur la route un bout de planche à moitié recouvert par la poussière.

— Voilà le livre dans lequel tu vas apprendre à lire, me dit-il.

Un livre, cette planche ! Je le regardai pour voir s’il ne se moquait pas de moi. Puis comme je le trouvai sérieux, je regardai attentivement sa trouvaille.

C’était bien une planche, rien qu’une planche de bois de hêtre, longue comme le bras, large comme les deux mains, bien polie ; il ne se trouvait dessus aucune inscription, aucun dessin.

Comment lire sur cette planche, et quoi lire ?

— Ton esprit travaille, me dit Vitalis en riant.

— Vous voulez vous moquer de moi ?

— Jamais, mon garçon ; la moquerie peut avoir du bon pour réformer un caractère vicieux, mais lorsqu’elle s’adresse à l’ignorance, elle est une marque de sottise chez celui qui l’emploie. Attends que nous soyons arrivés à ce bouquet d’arbres qui est là-bas ; nous nous y reposerons, et tu verras comment je peux t’enseigner la lecture avec ce morceau de bois.

Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet d’arbres et nos sacs mis à terre, nous nous assîmes sur le gazon qui commençait à reverdir et dans lequel des pâquerettes se montraient çà et là. Joli-Cœur, débarrassé de sa chaîne, s’élança sur un des arbres en secouant les branches les unes après les autres, comme pour en faire tomber des noix, tandis que les chiens, plus tranquilles et surtout plus fatigués, se couchaient en rond autour de nous.

Alors Vitalis tirant son couteau de sa poche, essaya de détacher de la planche une petite lame de bois aussi mince que possible. Ayant réussi, il polit cette lame sur ses deux faces, dans toute sa longueur, puis cela fait, il la coupa en petits carrés, de sorte qu’elle lui donna une douzaine de petits morceaux plats d’égale grandeur.

Je ne le quittais pas des yeux, mais j’avoue que malgré ma tension d’esprit je ne comprenais pas du tout comment avec ces petits morceaux de bois il voulait faire un livre ; car enfin, si ignorant que je fusse, je savais qu’un livre se composait d’un certain nombre de feuilles de papier sur lesquelles étaient tracés des signes noirs. Où étaient les feuilles de papier ? Où étaient les signes noirs ?

— Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, je creuserai demain, avec la pointe de mon couteau, une lettre de l’alphabet. Tu apprendras ainsi la forme des lettres et quand tu les sauras bien sans te tromper, de manière à les reconnaître rapidement à première vue, tu les réuniras les unes au bout des autres de manière à former des mots. Quand tu pourras ainsi former les mots que je te dirai, tu seras en état de lire dans un livre.

Bientôt j’eus mes poches pleines d’une collection de petits morceaux de bois, et je ne tardai pas à connaître les lettres de l’alphabet, mais pour savoir lire ce fut une autre affaire, les choses n’allèrent pas si vite, et il arriva même un moment où je regrettai d’avoir voulu apprendre à lire.

Je dois dire cependant, pour être juste envers moi-même, que ce ne fut pas la paresse qui m’inspira ce regret, ce fut l’amour-propre.

En m’apprenant les lettres de l’alphabet, Vitalis avait pensé qu’il pourrait les apprendre en même temps à Capi ; puisque le chien avait bien su se mettre les chiffres des heures dans la tête, pourquoi ne s’y mettrait-il pas les lettres ?