— Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés d’un village ? demanda-t-il.
C’était donc un homme, puisqu’on lui parlait ?
Mais pour toute réponse je n’entendis qu’un rire sec semblable au cri d’un oiseau.
C’était donc un animal ?
Cependant mon maître continua ses questions, ce qui me parut tout à fait déraisonnable, car chacun sait que si les animaux comprennent quelquefois ce que nous leur disons, ils ne peuvent pas nous répondre.
Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal dit qu’il n’y avait pas de maisons aux environs, mais seulement une bergerie, où il nous proposa de nous conduire.
Puisqu’il parlait, comment avait-il des pattes ?
Si j’avais osé je me serais approché de lui, pour voir comment étaient faites ces pattes, mais bien qu’il ne parût pas méchant, je n’eus pas ce courage, et ayant ramassé mon sac, je suivis mon maître sans rien dire.
— Vois-tu maintenant ce qui t’a fait si grande peur ? me demanda-t-il en marchant.
— Oui, mais je ne sais pas ce que c’est ; il y a donc des géants dans ce pays-ci ?
— Oui, quand ils sont montés sur des échasses.
Et il m’expliqua comment les Landais, pour traverser leurs terres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedans jusqu’aux hanches, se servaient de deux longs bâtons garnis d’un étrier, auxquels ils attachaient leurs pieds.
— Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottes de sept lieues pour les enfants peureux.
Chapitre 10
Devant la justice
De Pau il m’est resté un souvenir agréable : dans cette ville le vent ne souffle presque jamais.
Et, comme nous y restâmes pendant l’hiver, passant nos journées dans les rues, sur les places publiques et sur les promenades, on comprend que je dus être sensible à un avantage de ce genre.
Ce ne fut pourtant pas cette raison qui, contrairement à nos habitudes, détermina ce long séjour en un même endroit, mais une autre toute-puissante auprès de mon maître, — je veux dire l’abondance de nos recettes.
En effet, pendant tout l’hiver, nous eûmes un public d’enfants qui ne se fatigua point de notre répertoire et ne nous cria jamais : « C’est donc toujours la même chose ! »
C’étaient, pour le plus grand nombre, des enfants anglais : de gros garçons avec des chairs roses et de jolies petites filles avec des grands yeux doux, presque aussi beaux que ceux de Dolce. Ce fut alors que j’appris à connaître les Albert, les Huntley et autres pâtisseries sèches, dont avant de sortir ils avaient soin de bourrer leurs poches, pour les distribuer ensuite généreusement entre Joli-Cœur, les chiens et moi.
Quand le printemps s’annonça par de chaudes journées, notre public commença à devenir moins nombreux, et, après la représentation, plus d’une fois des enfants vinrent donner des poignées de main à Joli-Cœur et à Capi. C’étaient leurs adieux qu’ils faisaient ; le lendemain nous ne devions plus les revoir.
Bientôt nous nous trouvâmes seuls sur les places publiques, et il fallut songer à abandonner, nous aussi, les promenades de la Basse-Plante et du Parc.
Un matin nous nous mîmes en route, et nous ne tardâmes pas à perdre de vue les tours de Gaston Phœbus et de Montauset.
Nous avions repris notre vie errante, à l’aventure, par les grands chemins.
Pendant longtemps, je ne sais combien de jours, combien de semaines, nous allâmes devant nous, suivant des vallées, escaladant des collines, laissant toujours à notre droite les cimes bleuâtres des Pyrénées, semblables à des entassements de nuages.
Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande ville, située au bord d’une rivière, au milieu d’une plaine fertile : les maisons, fort laides pour la plupart, étaient construites en briques rouges ; les rues étaient pavées de petits cailloux pointus, durs aux pieds des voyageurs qui avaient fait une dizaine de lieues dans leur journée.
Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que nous y resterions longtemps.
Comme à l’ordinaire, notre premier soin, le lendemain, fut de chercher des endroits propices à nos représentations.
Nous en trouvâmes un grand nombre, car les promenades ne manquent pas à Toulouse, surtout dans la partie de la ville qui avoisine le Jardin des Plantes ; il y a là une belle pelouse ombragée de grands arbres, sur laquelle viennent déboucher plusieurs boulevards qu’on appelle des allées. Ce fut dans une de ces allées que nous nous installâmes, et dès nos premières représentations nous eûmes un public nombreux.
Par malheur, l’homme de police qui avait la garde de cette allée, vit cette installation avec déplaisir, et, soit qu’il n’aimât pas les chiens, soit que nous fussions une cause de dérangement dans son service, soit toute autre raison, il voulut nous faire abandonner notre place.
Peut-être, dans notre position, eût-il été sage de céder à cette tracasserie, car la lutte entre de pauvres saltimbanques tels que nous et des gens de police n’était pas à armes égales, mais mon maître n’en jugea pas ainsi.
Bien qu’il ne fût qu’un montreur de chiens savants pauvre et vieux, — au moins présentement et en apparence, il avait de la fierté ; de plus il avait ce qu’il appelait le sentiment de son droit, c’est-à-dire, ainsi qu’il me l’expliqua, la conviction qu’il devait être protégé tant qu’il ne ferait rien de contraire aux lois ou aux règlements de police.
Il refusa donc d’obéir à l’agent lorsque celui-ci voulut nous expulser de notre allée.
Lorsque mon maître ne voulait pas se laisser emporter par la colère, ou bien lorsqu’il lui prenait fantaisie de se moquer des gens, — ce qui lui arrivait souvent, — il avait pour habitude d’exagérer sa politesse italienne : c’était à croire alors, en entendant ses façons de s’exprimer, qu’il s’adressait à des personnages considérables.
— L’illustrissime représentant de l’autorité, dit-il en répondant chapeau bas à l’agent de police, peut-il me montrer un règlement émanant de ladite autorité, par lequel il serait interdit à d’infimes baladins tels que nous d’exercer leur chétive industrie sur cette place publique ?
L’agent répondit qu’il n’y avait pas à discuter, mais à obéir.
— Assurément, répliqua Vitalis, et c’est bien ainsi que je l’entends ; aussi je vous promets de me conformer à vos ordres aussitôt que vous m’aurez fait savoir en vertu de quels règlements vous les donnez.
Ce jour-là, l’agent de police nous tourna le dos, tandis que mon maître, le chapeau à la main, le bras arrondi et la taille courbée, l’accompagnait en riant silencieusement.
Mais il revint le lendemain et, franchissant les cordes qui formaient l’enceinte de notre théâtre, il se jeta au beau milieu de notre représentation.
— Il faut museler vos chiens, dit-il durement à Vitalis.
— Museler mes chiens !
— Il y a un règlement de police ; vous devez le connaître.
Nous étions en train de jouer le Malade purgé, et comme c’était la première représentation de cette comédie à Toulouse, notre public était plein d’attention.
L’intervention de l’agent provoqua des murmures et des réclamations.
— N’interrompez pas !
— Laissez finir la représentation.
Mais d’un geste Vitalis réclama et obtint le silence.
Alors ôtant son feutre dont les plumes balayèrent le sable tant son salut fut humble, il s’approcha de l’agent en faisant trois profondes révérences.