Je regardais mon maître qui se tenait debout, ses grands cheveux blancs rejetés en arrière, dans l’attitude d’un homme honteux et peiné ; je regardais le juge qui l’interrogeait.
— Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoir porté des coups à l’agent qui vous arrêtait ?
— Non des coups, monsieur le Président, mais un coup ; lorsque j’arrivai sur la place où devait avoir lieu notre représentation, je vis l’agent donner un soufflet à l’enfant qui m’accompagnait.
— Cet enfant n’est pas à vous ?
— Non, monsieur le Président, mais je l’aime comme s’il était mon fils. Lorsque je le vis frapper, je me laissai entraîner par la colère, Je saisis vivement la main de l’agent et l’empêchai de frapper de nouveau.
— Vous avez vous-même frappé l’agent ?
— C’est-à-dire que lorsque celui-ci me mit la main au collet, j’oubliai quel était l’homme qui se jetait sur moi, ou plutôt je ne vis en lui qu’un homme au lieu de voir un agent, et un mouvement instinctif, involontaire, m’a emporté.
— À votre âge, on ne se laisse pas emporter.
— On ne devrait pas se laisser emporter ; malheureusement on ne fait pas toujours ce qu’on doit ; je le sens aujourd’hui.
— Nous allons entendre l’agent.
Celui-ci raconta les faits tels qu’ils s’étaient passés, mais en insistant plus sur la façon dont on s’était moqué de sa personne, de sa voix, de ses gestes, que sur le coup qu’il avait reçu.
Pendant cette déposition, Vitalis, au lieu d’écouter avec attention, regardait de tous côtés dans la salle. Je compris qu’il me cherchait. Alors je me décidai à quitter mon abri, et, me faufilant au milieu des curieux, j’arrivai au premier rang.
Il m’aperçut, et sa figure attristée s’éclaira ; je sentis qu’il était heureux de me voir, et, malgré moi, mes yeux s’emplirent de larmes.
— C’est tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? demanda enfin le président.
— Pour moi, je n’aurais rien à ajouter ; mais pour l’enfant que j’aime tendrement et qui va rester seul, pour lui je réclame l’indulgence du tribunal, et le prie de nous tenir séparés le moins longtemps possible.
Je croyais qu’on allait mettre mon maître en liberté. Mais il n’en fut rien.
Un autre magistrat parla pendant quelques minutes, puis le président, d’une voix grave, dit que le nommé Vitalis, convaincu d’injures et de voies de fait envers un agent de la force publique, était condamné à deux mois de prison et à cent francs d’amende.
Deux mois de prison !
À travers mes larmes, je vis la porte par laquelle Vitalis était entré, se rouvrir ; celui-ci suivit un gendarme, puis la porte se referma.
Deux mois de séparation.
Où aller ?
Chapitre 11
En bateau
Quand je rentrai à l’auberge, le cœur gros, les yeux rouges, je trouvai sous la porte de la cour l’aubergiste qui me regarda longuement.
J’allais passer pour rejoindre les chiens, quand il m’arrêta.
— Eh bien ? me dit-il, ton maître ?
— Il est condamné.
— À combien ?
— À deux mois de prison.
— Et à combien d’amende ?
— Cent francs.
— Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ou quatre reprises.
Je voulus continuer mon chemin ; de nouveau il m’arrêta.
— Et qu’est-ce que tu veux faire pendant ces deux mois ?
— Je ne sais pas, monsieur.
— Ah ! tu ne sais pas. Tu as de l’argent pour vivre et pour nourrir tes bêtes, je pense ?
— Non, monsieur.
— Alors tu comptes sur moi pour vous loger ?
— Oh ! non, monsieur, je ne compte sur personne.
Rien n’était plus vrai ; je ne comptais sur personne.
— Eh bien ! mon garçon, continua l’aubergiste, tu as raison, ton maître me doit déjà trop d’argent, je ne peux pas te faire crédit pendant deux mois sans savoir si au bout du compte je serai payé ; il faut t’en aller d’ici.
— M’en aller ! mais où voulez-vous que j’aille, monsieur ?
— Ça, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas ton père, je ne suis pas non plus ton maître. Pourquoi veux-tu que je te garde ?
Je restai un moment abasourdi. Que dire ? Cet homme avait raison. Pourquoi m’aurait-il gardé chez lui ? Je ne lui étais rien qu’un embarras et une charge.
— Allons, mon garçon, prends tes chiens et ton singe, puis file ; tu me laisseras, bien entendu, le sac de ton maître. Quand il sortira de prison il viendra le chercher, et alors nous réglerons notre compte.
Ce mot me suggéra une idée, et je crus avoir trouvé le moyen de rester dans cette auberge.
— Puisque vous êtes certain de faire régler votre compte à ce moment, gardez-moi jusque-là, et vous ajouterez ma dépense à celle de mon maître.
— Vraiment, mon garçon ? Ton maître pourra bien me payer quelques journées ; mais deux mois, c’est une autre affaire.
— Je mangerai aussi peu que vous voudrez.
— Et tes bêtes ? Non, vois-tu, il faut t’en aller ! Tu trouveras bien à travailler et à gagner ta vie dans les villages.
— Mais, monsieur, où voulez-vous que mon maître me trouve en sortant de prison ? C’est ici qu’il viendra me chercher.
— Tu n’auras qu’à revenir ce jour-là ; d’ici là, va faire une promenade de deux mois dans les environs, dans les villes d’eaux. À Bagnères, à Cauterets, à Luz, il y a de l’argent à gagner.
— Et si mon maître m’écrit ?
— Je te garderai sa lettre.
— Mais si je ne lui réponds pas ?
— Ah ! tu m’ennuies à la fin. Je t’ai dit de t’en aller ; il faut sortir d’ici, et plus vite que ça ! Je te donne cinq minutes pour partir ; si je te retrouve quand je vais revenir dans la cour, tu auras affaire à moi.
Je sentis bien que toute insistance était inutile. Comme le disait l’aubergiste, « il fallait sortir d’ici. »
J’entrai à l’écurie, et, après avoir détaché les chiens et Joli Cœur, après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule la bretelle de ma harpe, je sortis de l’auberge.
L’aubergiste était sur sa porte pour me surveiller.
— S’il vient une lettre, me cria-t-il, je te la conserverai !
J’avais hâte de sortir de la ville, car mes chiens n’étaient pas muselés. Que répondre si je rencontrais un agent de police ? Que je n’avais pas d’argent pour leur acheter des muselières ? C’était la vérité, car, tout compte fait, je n’avais que onze sous dans ma poche, et ce n’était pas suffisant pour une pareille acquisition. Ne m’arrêterait-il pas à mon tour ? Mon maître en prison, moi aussi, que deviendraient les chiens et Joli-Cœur ? J’étais devenu directeur de troupe, chef de famille, moi, l’enfant sans famille, et je sentais ma responsabilité.
Tout en marchant rapidement les chiens levaient la tête vers moi, et me regardaient d’un air qui n’avait pas besoin de paroles pour être compris : ils avaient faim.
Joli-Cœur, que je portais juché sur mon sac, me tirait de temps en temps l’oreille pour m’obliger à tourner la tête vers lui : alors il se brossait le ventre par un geste qui n’était pas moins expressif que le regard des chiens.
Moi aussi j’aurais bien comme eux parlé de ma faim, car je n’avais pas déjeuné plus qu’eux tous ; mais à quoi bon ?
Mes onze sous ne pouvaient pas nous donner à déjeuner et à dîner, nous devions tous nous contenter d’un seul repas, qui, fait au milieu de la journée, nous tiendrait lieu des deux.