Je l’appelai, mais Zerbino, qui savait qu’il avait mérité une sévère correction s’arrêta, puis au lieu de venir à moi, il se sauva.
C’était poussé par la faim que Zerbino avait volé ce morceau de viande. Mais je ne pouvais pas accepter cette raison comme une excuse. Il y avait vol. Il fallait que le coupable fût puni, ou bien c’en était fait de la discipline dans ma troupe : au prochain village, Dolce imiterait son camarade, et Capi lui-même finirait par succomber à la tentation.
Je devais donc administrer une correction publique à Zerbino. Mais pour cela il fallait qu’il voulût bien comparaître devant moi, et ce n’était pas chose facile que de le décider.
J’eus recours à Capi.
— Va me chercher Zerbino.
Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je lui confiais. Cependant il me sembla qu’il acceptait ce rôle avec moins de zèle que de coutume, et dans le regard qu’il me jeta avant de partir, je crus voir qu’il se ferait plus volontiers l’avocat de Zerbino que mon gendarme.
Je n’avais plus qu’à attendre le retour de Capi et de son prisonnier, ce qui pouvait être assez long, car Zerbino, très-probablement, ne se laisserait pas ramener tout de suite. Mais il n’y avait rien de bien désagréable pour moi dans cette attente. J’étais assez loin du village pour n’avoir guère à craindre qu’on me poursuivît. Et d’un autre côté, j’étais assez fatigué de ma course pour désirer me reposer un moment. D’ailleurs à quoi bon me presser, puisque je ne savais pas où aller et que je n’avais rien à faire ?
Justement l’endroit où je m’étais arrêté était fait à souhait pour l’attente et le repos. Sans savoir où j’allais dans ma course folle ; j’étais arrivé sur les bords du canal du Midi, et après avoir traversé des campagnes poussiéreuses depuis mon départ de Toulouse, je me trouvais dans un pays vert et frais : des eaux, des arbres, de l’herbe, une petite source coulant à travers les fentes d’un rocher tapissé de plantes qui tombaient en cascades fleuries suivant le cours de l’eau ; c’était charmant, et j’étais là à merveille pour attendre le retour des chiens.
Une heure s’écoula sans que je les visse revenir ni l’un ni l’autre, et je commençais à m’inquiéter, quand Capi reparut seul, la tête basse.
— Où est Zerbino ?
Capi se coucha dans une attitude craintive, alors en le regardant je m’aperçus qu’une de ses oreilles était ensanglantée.
Je n’eus pas besoin d’explication pour comprendre ce qui s’était passé : Zerbino s’était révolté contre la gendarmerie, il avait fait résistance et Capi, qui peut-être n’obéissait qu’à regret à un ordre qu’il considérait comme bien sévère, s’était laissé battre.
Fallait-il le gronder et le corriger aussi ? Je n’en eus pas le courage, je n’étais pas en disposition de peiner les autres, étant déjà bien assez affligé de mon propre chagrin.
L’expédition de Capi n’ayant pas réussi, il ne me restait qu’une ressource qui était d’attendre que Zerbino voulût bien revenir ; je le connaissais, après un premier mouvement de révolte, il se résignerait à subir sa punition, et je le verrais apparaître repentant.
Je m’étendis sous un arbre, tenant Joli-Cœur attaché de peur qu’il ne lui prît fantaisie de rejoindre Zerbino, et ayant, couchés à mes pieds, Capi et Dolce.
Le temps s’écoula, Zerbino ne parut pas, insensiblement le sommeil me prit et je m’endormis.
Quand je m’éveillai le soleil était au-dessus de ma tête, et les heures avaient marché. Mais je n’avais plus besoin du soleil pour me dire qu’il était tard, mon estomac me criait qu’il y avait longtemps que j’avais mangé mon morceau de pain. De leur côté les deux chiens et Joli-Cœur me montraient aussi qu’ils avaient faim. Capi et Dolce, avec des mines piteuses, Joli-Cœur avec des grimaces.
Et Zerbino n’apparaissait toujours pas.
Je l’appelai, je le sifflai, mais tout fut inutile, il ne parut pas ; ayant bien déjeuné il digérait tranquillement, blotti sous un buisson.
Ma situation devenait critique : si je m’en allais il pouvait très-bien se perdre et ne pas nous rejoindre ; si je restais, je ne trouvais pas l’occasion de gagner quelques sous et de manger.
Et précisément le besoin de manger devenait de plus en plus impérieux. Les yeux des chiens s’attachaient sur les miens désespérément et Joli-Cœur se brossait le ventre en poussant des petits cris de colère.
Le temps s’écoulant et Zerbino ne venant pas, j’envoyai une fois encore Capi à la recherche de son camarade, mais au bout d’une demi-heure il revint seul et me fit comprendre qu’il ne l’avait pas trouvé.
Que faire ?
Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par sa faute encore dans une terrible situation, je ne pouvais pas avoir l’idée de l’abandonner. Que dirait mon maître si je ne lui ramenais pas ses trois chiens ? Et puis, malgré tout, je l’aimais ce coquin de Zerbino.
Je résolus donc d’attendre jusqu’au soir, mais il était impossible de rester ainsi dans l’inaction à écouter notre estomac crier la faim, car ses cris étaient d’autant plus douloureux qu’ils étaient seuls à se faire entendre, sans aucune distraction aussi bien que sans relâche.
Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occuper tous les quatre et nous distraire.
Si nous pouvions oublier que nous avions faim, nous aurions assurément moins faim pendant ces heures d’oubli.
Mais à quoi nous occuper ?
Comme j’examinais cette question, je me souvins que Vitalis m’avait dit qu’à la guerre quand un régiment était fatigué par une longue marche, on faisait jouer la musique, si bien qu’en entendant des airs gais ou entraînants, les soldats oubliaient leurs fatigues.
Si je jouais un air gai, peut-être oublierions-nous tous notre faim ; en tous cas étant occupé à jouer et les chiens à danser avec Joli-Cœur, le temps passerait plus vite pour nous.
Je pris ma harpe, qui était posée contre un arbre, et tournant le dos au canal, après avoir mis mes comédiens en position, je commençai à jouer un air de danse, puis après une valse.
Tout d’abord mes acteurs ne semblaient pas très disposés à la danse, il était évident que le morceau de pain eût bien mieux fait leur affaire, mais peu à peu ils s’animèrent, la musique produisit son effet obligé, nous oubliâmes tous le morceau de pain que nous n’avions pas et nous ne pensâmes plus, moi qu’à jouer, eux qu’à danser.
Tout à coup j’entendis une voix claire, une voix d’enfant crier : « bravo ! » Cette voix venait de derrière moi. Je me retournai vivement.
Un bateau était arrêté sur le canal, l’avant tourné vers la rive sur laquelle je me trouvais ; les deux chevaux qui le traînaient avaient fait halte sur la rive opposée.
C’était un singulier bateau, et tel que je n’en avais pas encore vu de pareil ; il était beaucoup plus court que les péniches qui servent ordinairement à la navigation sur les canaux, et au-dessus de son pont peu élevé au dessus de l’eau était construite une sorte de galerie vitrée ; à l’avant de cette galerie se trouvait une verandah ombragée par des plantes grimpantes, dont le feuillage accroché çà et là aux découpures du toit retombait par places en cascades vertes ; sous cette verandah j’aperçus deux personnes : une dame jeune encore, à l’air noble et mélancolique qui se tenait debout, et un enfant, un garçon à peu près de mon âge qui me parut couché.