Ah ! c’était vraiment une bonne odeur qui chatouillait d’autant plus agréablement notre palais que depuis longtemps nous ne l’avions pas respirée.
C’était aussi une joyeuse musique celle produite par les grésillements et les sifflements du beurre.
Cependant, si attentif que je fusse à cette musique, il me sembla entendre un bruit de pas dans la cour.
Qui pouvait venir nous déranger à cette heure ? Une voisine sans doute, pour nous demander du feu.
Mais je ne m’arrêtai pas à cette idée, car mère Barberin qui avait plongé la cuiller à pot dans la terrine, venait de faire couler dans la poêle une nappe de pâte blanche, et ce n’était pas le moment de se laisser aller aux distractions.
Un bâton heurta le seuil, puis aussitôt la porte s’ouvrit brusquement.
— Qui est-là ? demanda mère Barberin sans se retourner.
Un homme était entré, et la flamme qui l’avait éclairé en plein m’avait montré qu’il était vêtu d’une blouse blanche et qu’il tenait à la main un gros bâton.
— On fait donc la fête ici ? Ne vous gênez pas, dit-il d’un ton rude.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin en posant vivement sa poêle à terre, c’est toi, Jérôme ?
Puis me prenant par le bras elle me poussa vers l’homme qui s’était arrêté sur le seuil.
— C’est ton père.
Chapitre 2
Un père nourricier
Je m’étais approché pour l’embrasser à mon tour, mais du bout de son bâton il m’arrêta :
— Qu’est-ce que c’est que celui-là ?
— C’est Rémi.
— Tu m’avais dit…
— Eh bien oui, mais… ce n’était pas vrai, parce que…
— Ah ! pas vrai, pas vrai.
Il fit quelques pas vers moi son bâton levé et instinctivement je reculai.
Qu’avais-je fait ? De quoi étais-je coupable ? Pourquoi cet accueil lorsque j’allais à lui pour l’embrasser ?
Je n’eus pas le temps d’examiner ces diverses questions qui se pressaient dans mon esprit troublé.
— Je vois que vous faisiez mardi gras, dit-il, ça se trouve bien, car j’ai une solide faim. Qu’est-ce que tu as pour souper ?
— Je faisais des crêpes.
— Je vois bien ; mais ce n’est pas des crêpes que tu vas donner à manger à un homme qui a dix lieues dans les jambes.
— C’est que je n’ai rien : nous ne t’attendions pas.
— Comment rien ; rien à souper ? Il regarda autour de lui.
— Voilà du beurre.
Il leva les yeux au plafond à l’endroit où l’on accrochait le lard autrefois ; mais depuis longtemps le crochet était vide ; et à la poutre pendaient seulement maintenant quelques glanes d’ail et d’oignon.
— Voilà de l’oignon, dit-il, en faisant tomber une glane avec son bâton ; quatre ou cinq oignons, un morceau de beurre et nous aurons une bonne soupe. Retire ta crêpe et fricasse-nous les oignons dans la poêle.
Retirer la crêpe de la poêle ! mère Barberin ne répliqua rien. Au contraire elle s’empressa de faire ce que son homme demandait tandis que celui-ci s’asseyait sur le banc qui était dans le coin de la cheminée.
Je n’avais pas osé quitter la place où le bâton m’avait amené, et, appuyé contre la table, je le regardais.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années environ, au visage rude, à l’air dur ; il portait la tête inclinée sur l’épaule droite par suite de la blessure qu’il avait reçue, et cette difformité contribuait à rendre son aspect peu rassurant.
Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu.
— Est-ce que c’est avec ce petit morceau de beurre que tu vas nous faire la soupe ? dit-il.
Alors prenant lui-même l’assiette où se trouvait le beurre, il fit tomber la motte entière dans la poêle.
Plus de beurre, dès lors plus de crêpes.
En tout autre moment, il est certain que j’aurais été profondément touché par cette catastrophe, mais je ne pensais plus aux crêpes ni aux beignets et l’idée qui occupait mon esprit, c’était que cet homme qui paraissait si dur était mon père.
— Mon père, mon père ! C’était là le mot que je me répétais machinalement.
Je ne m’étais jamais demandé d’une façon bien précise ce que c’était qu’un père, et vaguement, d’instinct, j’avais cru que c’était une mère à grosse voix, mais en regardant celui qui me tombait du ciel, je me sentis pris d’un effroi douloureux.
J’avais voulu l’embrasser, il m’avait repoussé du bout de son bâton, pourquoi ? Mère Barberin ne me repoussait jamais lorsque j’allais l’embrasser, bien au contraire, elle me prenait dans ses bras et me serrait contre elle.
— Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé, me dit-il, mets les assiettes sur la table.
Je me hâtai d’obéir. La soupe était faite. Mère Barberin la servit dans les assiettes.
Alors quittant le coin de la cheminée il vint s’asseoir à table et commença à manger, s’arrêtant seulement de temps en temps pour me regarder.
J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et je le regardais aussi, mais à la dérobée, baissant les yeux quand je rencontrais les siens.
— Est-ce qu’il ne mange pas plus que ça d’ordinaire ? dit-il tout à coup en tendant vers moi sa cuiller.
— Ah ! si, il mange bien.
— Tant pis ; si encore il ne mangeait pas.
Naturellement je n’avais pas envie de parler, et mère Barberin n’était pas plus que moi disposée à la conversation : elle allait et venait autour de la table, attentive à servir son mari.
— Alors tu n’as pas faim ? me dit-il.
— Non.
— Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite ; sinon je me fâche.
Mère Barberin me lança un coup d’œil qui me disait d’obéir sans répliquer. Mais cette recommandation était inutile, je ne pensais pas à me révolter.
Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons de paysans, notre cuisine était en même temps notre chambre à coucher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait au manger, la table, la huche, le buffet ; à l’autre bout les meubles propres au coucher ; dans un angle le lit de mère Barberin, dans le coin opposé le mien qui se trouvait dans une sorte d’armoire entourée d’un lambrequin en toile rouge.
Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormir était une autre affaire.
On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’on a sommeil et qu’on est tranquille.
Or je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille.
Terriblement tourmenté au contraire, et de plus très-malheureux.
Comment cet homme était mon père ! Alors pourquoi me traitait-il si durement ?
Le nez collé contre la muraille je faisais effort pour chasser ces idées et m’endormir comme il me l’avait ordonné ; mais c’était impossible ; le sommeil ne venait pas ; je ne m’étais jamais senti si bien éveillé.
Au bout d’un certain temps, je ne saurais dire combien, j’entendis qu’on s’approchait de mon lit.
Au pas lent, traînant et lourd je reconnus tout de suite que ce n’était pas mère Barberin.
Un souffle chaud effleura mes cheveux.
— Dors-tu ? demanda une voix étouffée.
Je n’eus garde de répondre, car les terribles mots : « je me fâche » retentissaient encore à mon oreille.
— Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché, aussitôt endormi, c’est son habitude ; tu peux parler sans craindre qu’il t’entende.
Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormais pas, mais je n’osai point ; on m’avait commandé de dormir, je ne dormais pas, j’étais en faute.