— L’idée de trouver des femmes ? continua Louis.
— De trouver des femmes pour quoi faire ? demanda Clément.
Puis il resta la bouche ouverte, les mains toujours sur ses genoux, perplexe.
— Qu’est-ce que tu voulais leur faire, à ces femmes ?
— Je voulais leur offrir une plante en pot et surveiller leur…
Le jeune homme fronça les sourcils, remuant les lèvres sans bruit.
— … leur moralité, continua-t-il. C’est le mot du téléphone. Je devais surveiller leur moralité, pour que le restaurant soit tranquille de cette morale quand ces femmes allaient y travailler. C’était les serveuses.
— Tu veux dire, dit Louis calmement, que le type t’a demandé de surveiller ses futures serveuses et de lui faire un rapport ?
Clément sourit.
— C’est cela. J’avais les deux noms et les adresses par-devers moi. Je devais commencer par la première et continuer par la deuxième. Ensuite, il y aurait la troisième.
— Tâche de retrouver ce qu’a dit ce type exactement.
Un très long silence suivit. Clément Vauquer agitait ses mâchoires et se pressait l’aile du nez avec l’index. Marc avait l’impression qu’il essayait de faire sortir les idées de son crâne en s’appuyant sur le nez. Et curieusement, ce système eut l’air de fonctionner.
— Je le répète avec sa voix, dit Clément les sourcils froncés et l’index sur le nez. Sa voix est plus grave que moi. Je le dis à peu près comme je me souviens personnellement : « La première fille s’appelle machine et elle a l’air d’une fille sérieuse mais on ne peut pas jurer de son rien. Elle habite square d’Aquitaine au numéro machin et tu vas aller te rendre compte. Ce n’est pas besoin d’être discret, et ce n’est pas fatigant. Mets-toi dans sa rue, voir si elle rapporte des gens à la maison, des hommes, ou si elle va fumer dans les cafés ou quoi ou boire, ou si elle se couche tard ou quoi, en regardant la lumière à la fenêtre ou si elle se lève tôt ou tard ou quoi. Tu le fais cinq jours, vendredi, samedi, dimanche lundi mardi. Ensuite tu iras acheter une plante dans un pot plastique, et tu iras lui porter de la part du restaurant, pour voir un peu comment c’est chez elle. Je t’appellerai mercredi pour savoir et puis tu recommenceras la même chose avec la deuxième fille que je te raconterai. »
Clément poussa un soupir bruyant, jeta un coup d’œil à Marthe.
— Il parle bien mieux que cela, précisa-t-il, mais c’est vraiment ça qu’il voulait dire. C’était le boulot que je devais faire en attendant le restaurant. Mais il parle beaucoup mieux. Alors, petit a, j’ai été au square d’Aquitaine et j’ai fait mon travail. Et d’ailleurs, petit b, la fille était très sérieuse pour ce que j’ai considéré personnellement et le mercredi, j’ai choisi une jolie fougère en pot plastique et j’ai sonné. Ça sent très bon, les fougères. Elle était étonnée mais elle a gardé la plante sans me faire entrer, elle était très sérieuse, je n’ai pas bien vu sa maison, j’étais embêté. Ensuite, petit b…
L’homme s’interrompit, avec, pour la première fois, une nette inquiétude dans le regard. Il se tourna vers Marthe.
— J’ai pas déjà fait le petit b, Marthe ? chuchota-t-il.
— Tu es à « c », dit Marthe.
— Petit c, continua Clément qui s’était aussitôt retourné vers Louis, je me suis occupé de la deuxième fille à compter du lundi d’après. Elle était moins sérieuse, elle avait sa maison rue de la Tour-des-Dames, et elle n’avait pas l’air de devenir bientôt serveuse. Elle n’avait pas d’homme chez elle mais elle en avait dehors, ils partaient en voiture bleue et elle rentrait très tard. Pas sérieuse. Et petit d, je lui ai quand même amené le pot, mais j’ai choisi la fougère un peu moins grosse, à cause du type de la voiture bleue que je n’aimais pas. Elle aussi a gardé la plante, mais elle était étonnée pareil et je n’ai pas pu entrer pareil. Et après j’avais fini mon travail. Au téléphone, le type du restaurant m’a fait plein de félicitations et m’a dit de bouger le moins que je pouvais, qu’il me dirait bientôt où aller pour la troisième, de surtout pas bouger. Surtout.
— Et tu es resté dans ta chambre ?
— Non. J’ai bougé le jour d’après le lendemain. J’ai été boire un café au café.
L’homme s’interrompit, ouvrit les lèvres, regarda Marthe.
— Ce n’est rien, dit Marthe. Continue.
— Là, reprit Clément en hésitant, il y avait des gens et le journal, et ils le lisaient. Ils disaient le nom de la rue, et le nom de la femme morte.
Soudain nerveux, l’homme se leva et marcha dans la petite pièce, entre l’évier et le lit.
— Et voilà, dit-il essoufflé, c’est la fin de l’histoire.
— Mais au café, qu’est-ce que tu as pensé ?
— À la fin merde ! dit brusquement Clément. Je peux plus raconter, j’en ai assez, j’ai plus de mots ! J’ai déjà tout expliqué par-devers moi à Marthe, elle peut vous le dire, elle ! Je veux plus en parler, je suis fatigué avec ces femmes. À force d’en parler personnellement, ça me donne envie d’une.
Marthe s’approcha de Clément et lui passa le bras autour des épaules.
— Aussi il a raison, dit-elle à Louis, tu vas lui user tout le cerveau à ce garçon, avec tes questions. Tu sais quoi, mon bonhomme, dit-elle en se tournant vers Clément, tu vas aller prendre une bonne douche, une douche d’au moins cinq minutes, je te dirai stop. Rince-toi les cheveux aussi.
Clément hocha la tête.
— Tant qu’on y est, dit Louis en attrapant la valise, demande-lui d’enfiler ça. En échange, qu’il me passe ses frusques pour qu’on les escamote une bonne fois.
Marthe tendit les habits noirs à Clément et le poussa dans la petite salle de bains. Puis elle regarda Louis d’un air soupçonneux.
— Te passer ses frusques ? Pour que tu les gardes par-devers toi et que tu ailles les refiler aux flics ?
— Tu parles comme lui, constata Louis.
— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— « Par-devers. »
— Et alors ? Ça ne gêne pas, tout de même.
— Ça montre juste que t’es drôlement sous influence, ma vieille. T’es prise, si tu veux mon avis.
— Et alors ? C’est mon petit gars, non ?
— Oui, Marthe, c’est ton petit gars par-devers toi.
— Te fous pas de ma gueule.
— Je ne me fous pas de ta gueule. J’essaie de te montrer que tu tuerais tous tes amis pour cet homme que tu n’as pas vu depuis seize années.
Marthe s’assit d’un bloc sur le lit.
— Je suis toute seule à l’aider, dit-elle en baissant la voix, c’est ça qui me mine, Ludwig. Je suis toute seule à le croire, mais il dit la vérité, parce qu’il n’y a qu’un gars comme Clément pour accepter de faire ce foutu boulot avec ces deux femmes sans se poser de questions, sans se méfier, sans chercher à comprendre, sans lire les journaux. Il a même offert ces pots de fougère, pleins d’empreintes… Ça me mine, ça… Tu te rends compte, ces empreintes ? C’est foutu, Ludwig, foutu ! Clément est bien trop ahuri et l’autre est bien trop malin !
— Tu le crois réellement ahuri ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’il triche ?
— Pourquoi pas ?
— Non, Ludwig, non… C’était déjà comme ça quand il était petit. Dieu sait si je me suis esquintée, mais tu vois… Délabré par sa famille, voilà tout, et à ça, tu n’y peux pas grand-chose.
— Où est-ce qu’il a pris cette manière de parler ?
Marthe soupira.
— Il dit que c’est pour parler respectablement… Il a dû piquer toutes ces expressions à droite et à gauche, et puis il les remet n’importe comment… Mais pour lui, ça sonne sérieux, tu comprends ? Que… qu’est-ce que tu penses de lui ?