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— On va manger, dit Marc. Il est presque quatre heures.

9

— Cherche une table tranquille, dit Louis en entrant dans le café, place de la Bastille. On n’a aucun intérêt à faire de la publicité pour nos embrouilles crasseuses. Je vais téléphoner, commande à bouffer.

Louis rejoignit Marc quelques minutes plus tard.

— J’ai rendez-vous avec le divisionnaire du 9e arrondissement, dit-il en s’asseyant. C’est le secteur du deuxième meurtre, la Tour-des-Dames.

— Tu vas lui dire quoi ?

— Je ne vais rien lui dire, je vais écouter. Je voudrais savoir ce que les flics pensent de ces deux meurtres, quelles sont leurs hypothèses, à quel point ils en sont. Ils ont peut-être déjà achevé le portrait-robot. J’aimerais voir ça.

— Il va te raconter tout cela, le divisionnaire ?

— Je le crois. On a travaillé ensemble quand j’étais à l’Intérieur.

— Quel prétexte tu vas lui donner ?

Louis hésita.

— Je dirai que ces meurtres me rappellent quelque chose mais que je ne sais pas quoi. Une foutaise de cet ordre-là. Ça n’a pas d’importance.

Marc fit la moue.

— Mais si, ça suffira. Le commissaire m’apprécie, j’ai sorti son fils d’une situation délicate, il y a huit ans de ça.

— Quel genre ?

— Il dealait avec une micro-bande de crânes rasés un crack foudroyant, une véritable mort-aux-rats. Je l’en ai extrait juste avant la descente des flics.

— En quel honneur ?

— En l’honneur qu’il était fils de flic et que ça me serait très utile.

— Bravo.

Louis haussa les épaules.

— Ce n’était pas un gars dangereux. Il n’avait pas le profil.

— On dit ça.

— Je m’y connais, non ? dit Louis d’un ton plus brusque en relevant le regard vers Marc.

— Ça va, dit Marc, mangeons.

— Je ne l’ai jamais revu dans le milieu et ne me casse pas la tête avec tes manières de bonne sœur. Ce qui compte aujourd’hui, c’est l’effarant merdier où s’est fourrée Marthe. Il nous faut les renseignements des flics. C’est capital de savoir où ils vont pour savoir où on va. Je suppose que les flics, comme les journalistes, cherchent un tueur en série.

— Pas toi ?

— Non, pas moi.

— Ça n’a rien d’un règlement de compte, pourtant. Il prend les femmes au hasard.

Louis fit un geste de la main tout en avalant rapidement quelques frites. C’était rare qu’il mange vite, mais il était pressé.

— Bien sûr, dit-il. Je pense comme toi et comme tout le monde : c’est un cinglé, un maniaque, un obsédé, un psychopathe sexuel, appelle-le comme tu veux. Mais ce n’est pas un tueur en série.

— Tu veux dire qu’il n’en tuera plus d’autres ?

— Au contraire. Il en tuera d’autres.

— Merde. Faudrait s’entendre.

— C’est une question de comptage, je t’expliquerai, dit Louis en avalant hâtivement sa bière. Je file. S’il te plaît, emporte les affaires de la poupée de Marthe à ta baraque, je ne peux tout de même pas les traîner avec moi au commissariat. Attends-moi là-bas pour les nouvelles.

— Ne viens pas avant huit heures, je serai au travail.

— C’est vrai, dit Louis en se rasseyant. Il paraît que tu as trouvé du travail ? Dans le Moyen Âge ?

— Pas dans le Moyen Âge. Dans les ménages.

— Les ménages ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je parle français par-devers moi, Louis. Les ménages. Depuis trois semaines, je suis femme de ménage à deux tiers temps. Aspiration, époussetage, cirage, lustrage, lavage, rinçage. Et j’emporte aussi du repassage à faire à la maison. Et c’est toi, à présent, qui as une tête de bonne sœur. Va réfléchir chez ton divisionnaire, moi, j’ai des carreaux qui m’attendent.

10

Le commissaire divisionnaire Loisel fit entrer Louis dans son bureau sans le faire attendre. Il paraissait sincèrement content de le revoir. Loisel avait à peu près l’âge de Louis, la cinquantaine, il était menu et blond et fumait des cigarettes fines comme des pailles. Chez les flics et au ministère, Louis Kehlweiler était surtout connu sous son surnom de « l’Allemand », et c’est ainsi que Loisel l’appelait aussi. Louis n’y pouvait pas grand-chose, et il s’en foutait. Moitié Allemand-moitié Français et né de la guerre, il ne savait guère où planter ses racines et il aurait préféré s’appeler le Rhin, mais c’était là un rêve présomptueux dont il ne parlait à personne. On l’appelait Ludwig, ou Louis. Seul Marc Vandoosler, par on ne sait quel génie de l’esprit, disait parfois « le fils du Rhin ».

— Salut l’Allemand, dit Loisel. Heureux de te voir. Ça fait des années.

— Ton fils ? demanda Louis en s’asseyant.

Loisel éleva deux mains rassurantes et Louis répondit d’un signe de tête.

— Et toi ? enchaîna le commissaire.

— J’ai été viré du ministère, il y a quatre ans.

— C’était à prévoir. Plus rien ? Plus de mission ?

— Je vis de traductions.

— Mais l’affaire Sevran[3], c’est toi qui étais dedans, pas vrai ? Le réseau des néos de Dreux aussi, et le séquestre du vieux dans la mansarde ?

— Tu es assez bien renseigné. J’ai dû traiter quelques affaires, en off. C’est plus difficile qu’on ne se l’imagine de se tenir à l’écart quand on a des fichiers. Ils te harcèlent. Ils hurlent leur mémoire à tes oreilles. Au lieu que l’événement passe à tes côtés, il vient faire de l’écho au cœur de tes armoires. Et ça fait un tel vacarme que tu ne peux plus dormir en paix, voilà tout.

— Et cette fois ?

— Je traduisais paisiblement une vie de Bismarck quand un type est venu assassiner deux femmes à Paris.

— Le tueur aux ciseaux ?

— Oui.

— Et ça t’a fait de l’écho ? demanda Loisel subitement intéressé.

— Ça ne m’a pas laissé indifférent. Cela m’évoque quelque chose, et je ne saurais te dire quoi.

Quelle connerie, pensa Louis.

— Tu me racontes des blagues, dit Loisel. Ça t’évoque quelque chose et tu ne veux pas me dire quoi.

— Je t’assure que non. C’est un écho sans nom ni visage, et c’est pour cela que je suis venu te voir. J’ai besoin d’éléments plus précis. Si ça ne t’ennuie pas qu’on en parle, bien sûr.

— Non, dit Loisel d’une voix hésitante.

— Si ça se confirme, je te confierai ce qui me tracasse.

— Admettons. Je sais que tu es régulier, l’Allemand. Il n’y a pas de mal à ce qu’on discute un peu. Ça m’étonnerait que tu ailles baver aux journaux.

— Ils savent déjà presque tout.

— À peu près, oui. Tu as été voir le collègue du 19e ? Pour le premier meurtre ?

— Non, je suis venu directement ici.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’aime pas le commissaire du 19e. C’est un con.

— Ah… Tu trouves ?

— Vraiment.

Le divisionnaire alluma une de ses cigarettes-pailles.

— Moi aussi, dit-il d’une voix ferme.

Louis sut qu’ils venaient de sceller un pacte solide, car rien n’a d’effet plus fusionnant que de s’accorder sur la connerie d’un tiers.

Loisel se dirigea d’un pas traînant vers sa bibliothèque en métal. Loisel avait toujours traîné des pieds, un truc étonnant chez un homme plutôt porté à cultiver des expressions viriles. Il tira d’un rayonnage un dossier assez volumineux qu’il laissa tomber théâtralement sur sa table.

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3

Cf. du même auteur, Un peu plus loin sur la droite (éd. Viviane Hamy, coll. Chemins Nocturnes, 1996 ; éd. J'ai lu n° 5690).