Ça lui rappela un bouquin qu’elle avait quand elle était petite, et qui s’appelait La Laide qui devint jolie. La petite fille était laide, mais finalement, à force que tout le monde s’en mêle, elle ne savait plus pourquoi d’ailleurs, les gouttes de pluie, les écureuils, les oiseaux et tout le bric-à-brac qu’il y a dans une forêt, elle était devenue toute gracieuse et donc reine du patelin. Et l’autre livre qu’elle aimait, c’était Le Caneton téméraire, l’histoire d’un canard simplet qui alignait connerie sur connerie avec une culotte à carreaux, mais à la fin, il s’en tirait, un vrai miracle. Marthe soupira. Tu dérailles, ma vieille. C’est plus de ton âge, ces affaires-là. Ni le caneton téméraire ni le laid qui devint joli. La vérité, c’était que Ludwig n’avait pas aimé son petit gars et qu’il était mal parti, même si tout le bric-à-brac de la forêt venait se ruer à son secours, ce qui n’avait aucune raison de se produire.
Marthe fit le tour de la pièce en marmonnant. Non, ce n’était certainement pas avec des écureuils qu’on allait changer tout ça. En attendant, ce ne serait tout de même pas plus mal de le remplumer, ce garçon, et puis de lui faire la coupe de cheveux comme Ludwig avait dit. L’Allemand était mécontent, c’était certain, mais il n’allait pas le donner aux flics. Pas tout de suite. Elle avait un peu de temps pour arranger son gars.
Elle secoua Clément tout doucement par l’épaule.
— Réveille-toi mon garçon, dit-elle, il faut que je t’arrange la tête.
Elle l’installa sur un tabouret dans la salle de bains et lui noua une serviette autour du cou. Le jeune homme se laissait faire docilement sans dire un mot.
— Faut que je te les coupe court, annonça Marthe.
— On va voir mes oreilles, dit Clément.
— Je vais t’en laisser un petit peu sur le dessus.
— Pourquoi elles ne sont pas roulées, mes oreilles ?
— Je ne sais pas, mon gars. Ne t’inquiète pas de ça. Regarde celles de Ludwig, elles ne sont pas mieux. Il a des oreilles immenses et ça l’empêche pas d’être beau.
— Ludwig, c’est l’homme qui m’a posé toutes les questions ?
— Oui, c’est lui.
— Il m’a fatigué personnellement, dit Clément d’une voix plaintive.
— C’est son métier de fatiguer les gens. On choisit pas toujours. Lui, il cherche des salauds sur la terre, toutes sortes de salauds, alors pour ça, il fatigue tout le monde. C’est comme tu voudrais secouer un arbre pour y faire tomber les noix. Si tu secoues pas, t’as pas les noix.
Clément hocha la tête. Ça lui rappelait les leçons que lui donnait Marthe quand il était petit.
— Bouge pas comme ça, je vais te rater. J’ai les ciseaux de cuisine, je ne sais pas ce qu’ils valent pour les cheveux.
Clément leva la tête brusquement.
— Tu ne vas pas me faire mal avec les ciseaux, hein, Marthe ?
— Mais non, mon grand. Tiens-toi tranquille.
— Qu’est-ce que tu disais avec les oreilles ?
— Que si tu te mets à vraiment regarder les oreilles des gens, à les regarder à fond, à ne regarder que ça, dans le métro, par exemple, eh bien tu verras qu’elles sont toutes horribles à donner le tournis. Et puis tiens, on arrête de parler d’oreilles, ça vient très vite à me dégoûter.
— Moi aussi. Surtout sur les femmes.
— Eh ben moi, c’est surtout sur les hommes. Tu vois, mon garçon, c’est comme ça la nature. C’est bien fait.
Oui, se disait Marthe en taillant dans les boucles de cheveux, elle allait reprendre son éducation, si on lui laissait le temps.
— Après, je vais te faire la couleur en brun très foncé, comme tes yeux. Et puis je te mettrai un peu de fond de teint, de l’invisible bronzé pour t’unifier. Fais-moi confiance. Tu verras, tu seras beau, et les flics, ils pourront toujours courir pour te reconnaître. Et puis on mangera les côtes de porc pour dîner. Ce sera bien.
12
Marc Vandoosler avait terminé assez tard son ménage chez Mme Mallet, et les autres avaient commencé de dîner quand il était arrivé dans le réfectoire. C’était le tour du parrain de faire la bouffe, et il y avait du gratin. Le parrain excellait au gratin.
— Bouffe. Ça va être froid, dit Vandoosler le Vieux. Au fait, l’Allemand est venu te piquer des nippes à midi. J’aime mieux que tu le saches.
— Je le sais, répondit Marc, on s’est croisés.
— Et c’était pour quoi faire, ces nippes ?
Marc se servit de gratin.
— C’est pour planquer quelqu’un que les flics recherchent.
— C’est bien un truc de Kehlweiler, ça, dit le parrain en bougonnant. Il a fait quoi, le type ?
Marc regarda tour à tour Mathias, Lucien, et le parrain, qui se bourraient de gratin sans savoir.
— Pas grand-chose, dit-il d’un ton morne. C’est juste l’acharné qui a assassiné ces deux femmes à Paris, le tueur aux ciseaux.
Les visages se levèrent ensemble, Lucien poussa un rugissement, Mathias ne dit rien.
— Et je dois vous dire aussi, continua Marc de la même voix lasse, qu’il vient dormir ce soir à la maison. Il est invité.
— Qu’est-ce que c’est que cette blague ? demanda Vandoosler le Vieux d’un ton assez enjoué.
— Je te résume ça en une minute.
Marc se leva et alla vérifier que les trois fenêtres de la grande salle étaient fermées.
— Cellule de crise, murmura Lucien.
— Ta gueule, dit Mathias.
— Le tueur aux ciseaux, reprit Marc en se rasseyant, le type dont tous les journaux parlent, est venu se réfugier chez la vieille Marthe qui l’a couvé quand il était petit et malheureux. Et Marthe est agrippée sur sa poupée comme une lionne et elle hurle son innocence. Elle a demandé à Louis de s’en charger. Mais si Louis balance la poupée aux flics, il balance Marthe avec. C’est la vieille affaire du bébé avec l’eau du bain, je vous laisse soupeser le problème. Et Louis nous amène l’homme ce soir, parce qu’il a peur qu’il ne dézingue Marthe, tandis qu’ici, il n’y a pas de femme, strictement aucune, je ne félicite personne. Il y a juste quatre gars virils et solitaires sur qui il croit pouvoir compter. On est chargés de le surveiller à chaque minute de sa vie. Voilà.
— Mobilisation générale, dit Lucien en reprenant du gratin. Faut d’abord songer à nourrir les troupes.
— Ça a l’air peut-être marrant, dit Marc sèchement en le regardant, mais si tu voyais la tête de Marthe qui a vieilli de dix ans, si tu voyais la tête d’abruti du type, et surtout si tu voyais la tête des deux femmes qui y sont déjà passées, tu rigolerais moins.