— Je sais. Tu me prends pour un con ?
— Excuse-moi. J’ai fait tous les carreaux chez Mme Mallet, je suis claqué. À présent que je vous ai résumé, je pause, je mange, et je vous détaillerai le reste au café.
Marc prenait rarement du café, ça le rendait nerveux, et tout le monde était d’accord pour dire qu’il n’avait pas besoin de ça, car il avait tout à fait l’air au naturel d’un type qui en boit dix par jour. Dans un autre registre, le café n’arrangeait pas non plus l’agitation haute en verbe de Lucien Devernois, mais comme Lucien trouvait un singulier plaisir à faire du tapage, il ne se serait privé d’excitant pour rien au monde. Quant à Mathias Delamarre, dont la placidité confinait parfois à un impressionnant mutisme, sa carcasse était insensible à ce genre de détail. Le parrain emplit donc trois tasses pendant que Marc essayait de déplier sa planche à repasser. Mathias lui donna un coup de main. Marc brancha son fer, tira jusqu’à lui un grand panier bourré de linge, étala consciencieusement une chemisette sur sa planche.
— C’est un mélange coton-viscose, dit-il, il faut y aller tout doux sur le fer.
Puis il hocha la tête, comme pour mieux se convaincre de ce principe, assez nouveau pour lui, et exposa les détails de l’affaire de la poupée de Marthe. De temps en temps, il s’interrompait pour mouiller son linge avec un vaporisateur, car Marc s’était décrété hostile au fer à vapeur. Mathias trouvait qu’il s’en sortait très bien. Depuis trois semaines que Marc rapportait du repassage à la maison, il n’était pas rare que les quatre hommes s’attardent ensemble en bas, rassemblés autour de la planche fumante, pendant que Marc officiait sur sa pile. Marc avait fait ses calculs : pour quatre heures de ménage par jour, et deux heures de repassage à la maison, il se ferait sept mille deux cents francs par mois. Ça lui laissait le temps de bosser à son Moyen Âge le matin, et pour le moment, Marc parvenait parfaitement à dépouiller des baux du XIIIe siècle le matin et à courir passer l’aspirateur l’après-midi. C’est un soir, en voyant Lucien lustrer la grande table en bois du réfectoire avec un chiffon doux, et en l’entendant pérorer sur sa passion du cirage, que Marc Vandoosler, qui n’y connaissait rien en arts ménagers, avait décidé de passer professionnel, après douze années de chômage en histoire médiévale. Il avait été demander une rapide formation à Marthe et en moins de quinze jours, il avait trouvé quatre places à cumuler. Lucien, pessimiste par vocation, avait suivi avec la plus grande inquiétude la reconversion professionnelle de son ami. Que le Moyen Âge risquât d’y perdre un chercheur ne le souciait pas, car Lucien, en historien exclusivement préoccupé des temps contemporains et du cataclysme de 1914, se foutait éperdument du Moyen Âge. Non, il avait surtout redouté que Marc ne s’adapte pas à son nouveau boulot et qu’il ne se casse la gueule dans le gros écart qui sépare l’idée d’un acte de sa pratique. Mais au contraire, Marc s’accrochait, et il était clair à présent qu’il prenait même un authentique intérêt à comparer les mérites respectifs des produits d’entretien, par exemple les lavants-cirants par rapport aux lavants tout court — les premiers ayant plutôt un effet encrassant, d’après Marc.
Marc en avait terminé avec les détails de l’affaire de Marthe et de son assassin et chacun était tendu, à sa manière, à l’idée de devoir planquer et surveiller ce type.
— On le met où ? demanda Mathias, pratique.
— Là, dit Marc en montrant du doigt la petite pièce attenante à la grande salle. Où veux-tu qu’on le mette ?
— On aurait pu l’installer dans la cabane à outils, dehors, suggéra Lucien, en mettant le verrou. Il ne fait pas froid.
— Et comme ça, dit Marc, tout le quartier nous verrait faire des allées et venues pour lui apporter la bouffe, et les flics viendraient nous faire une visite dans deux jours. Et les toilettes, tu y as pensé ? C’est toi qui vas vider son seau ?
— Non, dit Lucien. C’est juste que je n’ai pas envie d’avoir ce cinglé ici. On n’a pas vocation à se calfeutrer avec des assassins.
— Tu n’as décidément pas l’air de bien saisir la situation, dit Marc en élevant la voix. C’est Marthe, le problème. Tu veux pas l’envoyer en tôle, si ?
— Ton fer ! dit Mathias.
Marc poussa un cri et souleva le fer.
— Tu vois, imbécile. Un peu plus et je brûlais la jupe de Mme Toussaint. Je t’ai déjà expliqué que Marthe croit toute l’histoire de son Clément, qu’elle croit à son innocence, et que nous, on n’a pas d’autre choix que de croire ce que croit Marthe jusqu’à ce qu’on arrive à lui faire croire ce qu’on croit.
— Au moins c’est plus clair comme ça, soupira Lucien.
— Bref, dit Marc en débranchant son fer, on le logera dans la petite pièce en bas. Il y a des volets qui ferment de l’extérieur. Pour la garde de cette nuit, je propose Mathias.
— Pourquoi Mathias ? demanda le parrain.
— Parce que moi je suis claqué, parce que Lucien est opposé à toute l’opération et donc non fiable, tandis que Mathias est un homme sûr, courageux et robuste. C’est le seul ici qui soit tout cela à la fois. Mieux vaut que ce soit lui qui essuie les premiers plâtres. On le relaiera demain.
— Tu ne m’as pas demandé mon avis, dit Mathias. Mais ça va. Je dormirai devant la cheminée.
Marc l’arrêta d’une main.
— Les voilà, dit-il. Ils poussent la grille. Lucien, les ciseaux suspendus au mur ! Décroche-les, planque-les. Ce n’est pas la peine de tenter le diable.
— Ce sont mes ciseaux pour couper la ciboulette, dit Lucien, et ils sont très bien où ils sont.
— Décroche-les ! cria Marc.
— J’espère que tu te rends compte, dit Lucien en attrapant lentement les ciseaux, que tu es un trouillard compulsif, Marc, et que tu aurais été déplorable en soldat de tranchée. Je te l’ai déjà fait remarquer plusieurs fois, d’ailleurs.
À bout de nerfs, Vandoosler le Jeune marcha vers Lucien et attrapa le revers de sa chemise.
— Mets-toi bien dans la tête une fois pour toutes, dit-il en serrant les dents, qu’à l’époque de tes foutues tranchées, moi, je me serais planqué à l’arrière pour faire de la poésie avec quatre femmes dans mon lit. Quant à tes ciseaux à ciboulette, je n’ai pas envie de les voir plantés dans le ventre d’une fille cette nuit. Et rien d’autre.
— Bon, dit Lucien en écartant les bras, si tu le prends comme ça.
Il ouvrit le buffet et laissa tomber les ciseaux derrière une pile de torchons.
— Les hommes de troupe sont nerveux, ce soir, murmura-t-il. Ce doit être la chaleur.
Vandoosler le Vieux ouvrit la porte à Kehlweiler et au protégé de Marthe.
— Entre, dit-il à Louis. On s’engueule ce soir, ne fais pas attention. L’arrivée du jeune homme secoue le navire.
Vauquer tenait la tête basse et personne ne prit la peine de le saluer et de se présenter. Louis le fit asseoir à la table, en le guidant d’une main dans le dos, et Vandoosler alla faire réchauffer du café.
Seul Marc se dirigea vers Clément, l’expression intéressée, et il tâta ses cheveux courts et brun sombre à plusieurs reprises.
— C’est bien, dit-il, c’est très bien ce que t’a fait Marthe. Montre voir derrière ?
L’homme pencha sa tête en avant, puis la releva.
— Parfait, conclut Marc. Elle t’a mis un peu de fond de teint aussi… C’est bien. C’est du drôlement bon travail.
— Il y a intérêt, dit Louis. Si tu voyais leur portrait-robot…
— Réussi ?
— Très. Tant qu’il n’a pas dix jours de barbe, ce gars ne sort pas d’ici. Ce serait judicieux de lui trouver des lunettes.