— J’ai, dit Vandoosler le Vieux. Des lunettes de soleil assez grosses. C’est de saison, ça planque bien, ça ne lui fera pas mal aux yeux.
On attendit en silence que le parrain ait grimpé ses quatre étages. Clément Vauquer touillait bruyamment son café, sans dire un mot. Marc eut l’impression qu’il avait envie de pleurer, qu’il avait peur de se retrouver sans Marthe parmi des étrangers.
Le parrain rapporta les lunettes, que Marc essaya doucement sur le visage de Clément.
— Ouvre les yeux, lui dit-il. Elles ne te tombent pas ?
— Tomber quoi ? demanda Clément d’une voix hésitante.
— Les lunettes ?
Clément fit signe que non. Il avait l’air exténué.
— Finis ton café, je vais te montrer ta chambre, reprit Marc.
Il entraîna Clément par le bras jusqu’à la petite pièce et tira la porte derrière eux.
— Voilà. C’est chez toi pour le moment. N’essaie pas d’ouvrir les volets, ils sont bloqués de l’extérieur. Ce n’est pas la peine qu’on te voie. N’essaie pas de te tirer non plus. Tu veux quelque chose à lire ?
— Non.
— Tu veux la radio ?
— Non.
— Alors, dors.
— Je vais essayer.
— Écoute… dit Marc en baissant la voix.
Comme Clément ne l’écoutait pas, Marc lui prit l’épaule.
— Écoute, répéta-t-il.
Cette fois, il attrapa son regard.
— Marthe viendra te voir demain. Je te le promets. Alors, tu peux dormir maintenant.
— Personnellement ?
Marc ne savait pas si la question concernait Marthe ou le sommeil.
— Oui, personnellement, affirma-t-il à tout hasard.
Clément parut soulagé et s’installa en boule sur le petit lit. Marc revint dans la grande pièce, embarrassé. Il ne savait pas quoi penser de ce type, au bout du compte. Machinalement, il alla dans sa chambre lui chercher un tee-shirt et un short pour dormir. Quand il rouvrit la porte pour les lui donner, Clément dormait déjà tout habillé. Marc posa les habits sur la chaise et ferma la porte sans bruit.
— C’est fait, dit-il en prenant place à la grande table. Il dort personnellement.
— Il paraît que c’est moi qui l’ai éreinté avec mes questions, commenta Louis. Marthe m’accuse de lui user tout le cerveau comme un savon. J’attends demain pour recommencer.
— Qu’est-ce que tu espères apprendre d’autre ? dit Marc. On a fait le tour avec lui.
— Pas si Marthe a raison.
Marc se leva, rebrancha son fer et sortit une robe à fleurs du panier.
— Explique-toi, dit-il en lissant son tissu sur la planche avec application.
— Si Marthe a raison, si Clément Vauquer sert de tête de Turc, il a été soigneusement choisi. Choisi pour ses qualités d’imbécile, sans aucun doute, mais pas que pour ça. Parce que des imbéciles, on peut en trouver plein à Paris, et c’est se donner beaucoup de peine que d’aller en chercher un jusqu’à Nevers et de lui louer une chambre à l’hôtel. Ces complications n’ont de sens que si le tueur voulait précisément Clément parmi tous les imbéciles du pays, et pas un autre. Cela veut dire que l’Autre utilise à bon escient ses talents de crétin, mais qu’il assouvit en même temps un conflit personnel. Il connaît Clément Vauquer, et il le hait. Tout cela en admettant que Marthe ait raison.
— À propos de Marthe, il faut qu’elle vienne le voir demain.
— Ce n’est pas prudent, dit Louis.
— Je le lui ai promis, il faudra se débrouiller. Sinon, il se tirera d’une manière ou d’une autre. Le gars ne tiendra pas le coup.
— Il ne tiendra pas le coup ! s’exclama Louis. Merde ! Il a presque trente ans, ce type, tout de même !
— Je te dis qu’il ne tiendra pas le coup.
— Et devant les filles qu’il a massacrées, il a bien tenu le coup, non, notre poupon ?
— On vient de dire, énonça Marc en pliant la petite robe fleurie, que l’on partait de l’idée de Marthe, de la certitude de Marthe. Au moins pour une journée, au moins pour l’interroger dans ce sens-là. Et toi, tu ne tiens même pas deux minutes.
— Tu as raison, dit Louis. On doit tenir le coup une journée. Je viendrai le voir demain vers deux heures.
— Pas plus tôt ?
— Non, le matin, je veux repasser au commissariat du 9e. Je voudrais revoir les photos. Qui prend la garde, ce soir ?
— Moi, dit Mathias.
— Excellent choix, approuva Louis. À demain.
— Je t’accompagne, dit Marc.
— Dis-moi, demanda Louis en hésitant, je te vois repasser des robes. Il y a une femme dans la maison ou quoi ?
— Ce serait si stupéfiant ? demanda Lucien avec hauteur.
— Non, répondit rapidement Louis. Mais… c’est à cause de lui, de Vauquer.
— Je croyais qu’on le présumait innocent, dit Lucien. Donc, il n’y a pas de souci à se faire.
13
Une fois dehors, les deux hommes remontèrent la rue en silence.
— Alors quoi ? demanda Louis. C’est oui ou c’est non ?
— C’est non, répondit Marc d’un ton abrupt. Il n’y a pas de femme dans la baraque, pas l’ombre d’une seule, un vrai désert. Cela ne t’autorise pas à cracher dans le sable.
— Les robes ?
— C’est le linge de Mme Toussaint. Je prends du repassage à la maison, je te l’ai dit.
— Ah c’est vrai, ton travail.
— Parfaitement mon travail. Tu as quelque chose à lui reprocher ?
— Mais qu’est-ce que vous avez en ce moment ? demanda Louis en s’arrêtant de marcher. Vous passez votre temps à gueuler !
— Si tu parles de la baraque, c’est normal. On gueule tout le temps, Lucien adore ça. Et puis ça secoue Mathias, si bien que tout le monde en tire profit, et ça nous distrait de nos soucis, de nos histoires de fric, et de nos histoires de robes avec pas de femmes dedans.
Louis hocha la tête.
— Tu crois, reprit Marc, qu’il y a une seule chance pour que la poupée de Marthe ne soit pas dans le coup ?
— Il y en a plus que ça. Attends-moi, je vais à la petite fontaine et je reviens. Je vais mouiller Bufo.
Marc se crispa.
— Tu as pris ton crapaud avec toi ? dit-il d’une voix criarde.
— Oui, je suis passé le chercher tout à l’heure. Il se faisait chier dans le panier à crayons, et si tu veux bien y réfléchir une minute, on le comprend. Il faut que je l’aère, moi, cette bête. Je ne te demande pas de le prendre.
Marc, hostile et dégoûté, regarda Louis humecter son gros crapaud grisâtre, lui faire quelques recommandations et l’enfourner à nouveau dans la grande poche droite de sa veste.
— C’est dégueulasse, ajouta-t-il pour tout commentaire.
— Tu veux une bière ?
Les deux hommes s’installèrent à la terrasse d’un café presque désert. Marc prit soin de s’asseoir à la gauche de Louis, à cause de la poche à crapaud. Il était onze heures et demie, et on n’avait pas froid.
— Je crois, dit Louis, que la poupée de Marthe est un authentique imbécile.
— C’est aussi mon avis, dit Marc en levant le bras pour appeler le serveur.
— Dans ce cas, il ne serait pas capable d’imaginer tout seul l’histoire de ce patron de restaurant, même pour sauver sa peau.
— Oui. Le type existe.
— Quel type ?
— Eh bien, dit Marc, le bras toujours levé, celui qui manipule la poupée. « L’Autre ». Le tueur. Il existe.
— Ton bras ne marche pas, observa Louis.