— Oui, dit Louis, content d’avoir déconseillé le roux à Marthe. Et s’il se planque dès la sortie du journal ?
— Dans une planque, il y a toujours des gens. Et je ne vois pas qui serait assez branque pour défendre une ordure pareille.
— Oui, répéta Louis.
— À part sa mère, bien sûr… soupira Loisel. Les mères, ça ne fait jamais comme tout le monde.
— Oui.
— Encore que la sienne, ça a dû être un drôle de numéro pour qu’il en arrive là. Enfin, je ne vais pas pleurer sur lui, hein ? Manquerait plus que ça encore. Si ça se trouve, il sera dans ce bureau ce soir. Alors tu vois, pour la troisième victime, je ne m’en fais pas trop. Salut, l’Allemand, et merci encore pour…
Loisel écarta les doigts en mime de combiné téléphonique.
— Ce n’est rien, dit Louis d’un ton sobre.
Dans la rue, Louis souffla un peu. Il imagina quelques instants Loisel en train de le faire suivre, et lui, sans se douter de rien, le conduisant directement en boitillant jusqu’à la baraque pourrie de la rue Chasle. Il se représenta la rencontre Loisel-Vauquer, sous le toit d’un ex-flic pourri et de trois évangélistes douteux, et pensa que ce ne serait pas la meilleure chose qui puisse arriver à sa carrière. Carrière que, se rappela-t-il soudain, il avait abandonnée récemment. Il vérifia qu’il n’avait aucun homme de Loisel aux fesses. Il ne lui était arrivé qu’une seule fois dans sa vie de se faire surprendre par une filature.
Il repensa aux photos, en marchant lentement vers l’arrêt de bus. Ce n’était pas le moment de perdre des heures à traverser Paris à pied, et il avait mal au genou. Il y avait bel et bien des traces à côté de la tête de ces deux femmes. Des traces de quoi ? C’était à peine visible près de la première victime, mais bien net près de la deuxième. Le type avait fait quelque chose près de leur tête.
Dans le bus, penchés sur leur journal, des voyageurs scrutaient le visage de Clément Vauquer en fouillant leur mémoire. Ils pouvaient toujours attendre avant de le dégotter dans l’arrière-salle des évangélistes. Pour l’instant, ils n’étaient encore que six à connaître son nom. Non, huit. Il y avait les deux prostituées de la rue Delambre. Louis serra les dents.
15
Adossée au mur de son immeuble de la rue Delambre, Gisèle fronçait ses gros sourcils en examinant le journal.
— Merde alors, marmonna-t-elle, je me goure pas. C’est lui. Je m’excuse mais c’est lui.
Gisèle chancelait sous la surprise. Elle avait besoin de réfléchir. Le gosse de Marthe, il n’y allait pas avec le dos de la cuiller. Ça donnait drôlement à penser.
Un client s’approchait à pas lents. Elle le reconnut, elle le voyait à peu près une fois par mois. Dès qu’il fut près d’elle, Gisèle fit non avec la tête.
— C’est pas que je peux tellement me permettre de refuser du monde, dit Gisèle, mais je ne peux pas. Faudra repasser.
— Pourquoi ? T’en attends un autre ?
— Je peux pas, je te dis ! dit Gisèle plus fort.
— Et pourquoi tu peux pas ?
— Parce que je réfléchis ! gueula Gisèle.
Au lieu de répondre, le type, curieusement, s’en alla aussitôt. C’est marrant, ça, se dit Gisèle, les hommes, ils aiment pas trop les femmes qui pensent. Et ils ont pas tort parce que quand je pense, faut pas m’emmerder.
La jeune Line, en entendant Gisèle crier, était arrivée du bout de sa rue.
— T’as des ennuis, Gisèle ?
— Mais non, j’ai pas d’ennuis. T’es bien brave mais si j’ai besoin de toi, je sonnerai.
— Dis donc, Gisèle, reprit Line, je me pose un drôle de problème depuis ce matin.
— Eh bien, te pose pas trop, ça fait fuir les clients.
— T’as pas vu, dans le journal ?
— Quoi le journal ? Si, je l’ai vu. Et après ?
— Le type qu’ils recherchent pour le meurtre des deux filles… Tu l’as regardé ?
— Ben ouais.
— Et il ne te dit rien ?
— Ben non, dit Gisèle avec aplomb.
— Mais Gisèle, rappelle-toi… C’est le type de l’autre jour, l’accordéoniste qui cherchait la vieille Marthe. Je te jure que c’est lui !
— Jure pas ! C’est pas beau de jurer.
Gisèle déplia de nouveau le journal avec des gestes brusques et regarda le portrait-robot.
— Ben non, ma petite Line, c’est pas lui. Je m’excuse, mais c’est pas lui du tout. Il a bien un faux air, je dis pas, mais sur le reste, ça a rien à voir. Je m’excuse.
Troublée par l’assurance de la grosse Gisèle, Line regarda à nouveau le portrait. Elle n’était tout de même pas folle. C’était bien le même type. Oui mais Gisèle, Gisèle qui avait toujours raison, Gisèle qui lui avait tout appris…
— Ben quoi, reprit Gisèle, tu vas pas rester pétrifiée à le regarder, cet homme ?
— Mais si c’est lui, Gisèle ?
— C’est pas lui, fous-toi ça dans le crâne et qu’on en parle plus. Parce que le gars qu’on a vu l’autre fois, dit Gisèle en agitant son doigt sous le visage de Line, c’est le fiston de la vieille Marthe. Tu te figures tout de même pas que le fiston de la vieille Marthe, qui est une entité dans le quartier, il aille zigouiller des filles, avec toute l’éducation qu’il a reçue ? Non ?
— Non, dit Line.
— Ben alors, tu vois bien que tu dis des conneries.
Comme Line restait silencieuse, Gisèle revint à la charge, un ton plus grave.
— Dis donc, ma petite Line, t’es pas en train de t’imaginer aller donner un innocent chez les flics, par hasard ?
Line regarda Gisèle, un peu inquiète.
— Parce que ton boulot, après, tu pourras lui dire adieu. Alors si tu veux tout paumer sous prétexte que tu sais pas distinguer un poulet d’un canard, c’est toi qui choisis, t’es majeure.
— D’accord, Gisèle. Mais tu me jures que c’est pas le même gars ?
— Je jure jamais.
— Mais c’est pas le même ?
— Non, c’est pas le même. Et puis passe-moi ton journal, tiens, ça t’évitera d’avoir des idées.
Gisèle suivit des yeux la petite Line qui s’éloignait. Cette fille, elle allait se tenir tranquille. Mais sait-on jamais, avec les jeunes. Faudrait qu’elle la surveille serré.
16
Louis, en se hâtant vers la baraque pourrie de la rue Chasle, se demandait si, par hasard, il y aurait du reste du gratin de la veille. Vandoosler le Vieux avait l’air de s’y connaître en bouffe, et ça faisait des siècles qu’il n’avait pas mangé de gratin. Car nécessairement, le gratin, c’est un plat collectif. Et quand on est tout seul, on ne peut pas espérer manger collectif.
Certes, ces trois types qui partageaient une baraque avec le vieil oncle Vandoosler, à presque quarante ans, ça n’avait rien d’un modèle d’accomplissement existentiel. Ça l’avait souvent fait sourire. Mais au fond, peut-être qu’il se trompait. Parce qu’à vrai dire, sa vie d’enquêteur solitaire traducteur de Bismarck et rangeur de chaussures n’avait rien d’un modèle non plus. Et eux, au moins, ils partageaient un seul loyer, ils avaient chacun un étage, ils n’étaient pas seuls et, en outre, ils bouffaient du gratin. À y repenser, ce n’était pas si bête. Et personne n’avait dit que c’était définitif. Louis avait tendance à penser que le premier qui partirait de la baraque avec une femme serait Mathias. Mais si ça se trouve, ce serait peut-être le Vieux.