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— Je le sais. Le capitaine de police de Nevers me l’a appris.

— Avec qui travaillez-vous ? demanda Merlin en le regardant d’un œil lourd.

— Le Ministère, répondit Louis en lui tendant une de ses anciennes cartes de visite.

— Je vous écoute, dit Merlin.

Louis chercha ses mots. De la petite cour montait le bruit obsédant d’une ponceuse ou d’une scie sauteuse, et cela semblait également indisposer Merlin.

— À part le jeune Rousselet, deux autres hommes participaient au viol. Je les cherche. Et tout d’abord Jean Thévenin, l’ancien jardinier.

Merlin leva sa grosse tête.

— Le « Sécateur » ? dit-il. Malheureusement, on n’a jamais pu prouver qu’il était là…

— Malheureusement ?

— Je n’aimais pas cet homme.

— Clément Vauquer, l’aide-jardinier, était persuadé que le Sécateur était l’un des violeurs.

— Vauquer… dit Merlin dans un soupir. Mais Vauquer, qui vouliez-vous qui l’écoute ? Il était, comment dire… pas simplet… non, mais… limité. Très limité. Mais dites-moi… c’est Vauquer lui-même qui vous a raconté tout cela ? Vous l’avez vu ?

La voix grave de Merlin s’était mise à traîner, méfiante. Louis se tendit.

— Jamais vu, dit Louis. Tout cela est consigné aux archives de la police de Nevers.

— Et… qu’est-ce qui vous attire, dans cette malheureuse histoire ? C’est bien ancien, tout cela.

La même voix méfiante et la même tension. Louis décida d’avancer un pion plus rapidement que prévu.

— Je cherche le tueur aux ciseaux.

— Ah, fit simplement Merlin en ouvrant sa bouche molle.

Puis il se leva sans ajouter un mot, marcha jusqu’à ses rayonnages bien rangés et revint vers Louis avec une chemise toilée, dont il défit la sangle tranquillement. Il en sortit le portrait-robot de Vauquer et le posa devant Louis.

— Je croyais que c’était lui, le tueur, dit-il.

Il y eut un silence pendant lequel les deux hommes s’observèrent. Il n’est jamais sûr que l’oiseau de proie gagne face à l’amphibien. Le crapaud sait à merveille rentrer son gros arrière-train dans sa planque et laisser le milan étonné et bredouille.

— Vous l’avez reconnu ? Vauquer ? interrogea Louis.

— Évidemment, dit Merlin en secouant ses épaules. J’ai passé cinq années avec lui.

— Et vous n’avez pas prévenu les flics ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Il y en a toujours assez qui vont se précipiter pour le faire. Je préfère que ce soit quelqu’un d’autre qui le dénonce.

— Pourquoi ? répéta Louis.

Merlin bougea ses lèvres molles.

— J’aimais bien ce gosse, dit-il sur le ton de l’aveu renfrogné.

— Il n’a pas l’air très sympathique, dit Louis en regardant le portrait.

— Non, confirma Merlin, il a même un vilain petit visage d’idiot… Mais les visages… Qu’est-ce que ça veut dire ? Et les idiots… Qu’est-ce que ça veut dire ? Moi, j’aimais bien le gosse. À présent qu’on sait tous les deux de quoi on parle, où en est l’enquête avec lui ? La police est sûre de sa culpabilité ?

— Oui, certaine. Son dossier est écrasant, il n’a pas une chance de se tirer de là. Mais ils ne savent pas encore son nom.

— Vous, vous le savez, dit Merlin en pointant son long doigt. Pourquoi ne leur dites-vous rien non plus ?

— Quelqu’un va le faire, dit Louis en faisant la moue. C’est une question d’heures. C’est peut-être déjà fait, au moment où l’on parle.

— Vous ne le croyez pas coupable ? demanda Merlin. Vous avez l’air de douter.

— Je doute sans cesse, c’est un réflexe. Je trouve son cas trop net, trop accablant, précisément. Surveiller les femmes pendant des jours au su et au vu de tout le monde, abandonner ses empreintes sur place, tout cela paraît très excessif… Et comme on sait, l’excès est insignifiant.

— On voit que vous n’avez pas connu Vauquer… Il est simple, très simple. Qu’est-ce qui vous gêne ?

— Le viol à l’Institut. Il ne s’en est pas pris à cette femme. Au contraire, il l’a défendue.

— Oui, je le crois toujours.

— Et à présent, il les massacre ? Ça ne marche pas bien.

— À moins que cette scène violente, et puis son licenciement, aient fait éclater sa tête fragile… Est-ce qu’on sait ? ajouta Merlin à voix basse en regardant le portrait. J’aimais bien ce gosse, et il a défendu la femme, comme vous dites. Quand il pleuvait, il se réfugiait dans les salles de cours et il écoutait les leçons de français, d’économie… Au bout de cinq années de ce régime, il parlait un sacré patois…

Merlin sourit.

— Souvent, il venait dans mon bureau pour tailler le lierre qui encadrait les fenêtres et s’occuper des plantes vertes… Quand la comptabilité de l’Institut me laissait un peu de temps, je lui proposais une partie de quelque chose. Oh… ça n’allait pas bien loin… Les dés, les dominos, pile ou face… Ça l’amusait… Monsieur Henri aussi, le professeur d’économie, s’occupait de lui. Il lui apprenait l’accordéon, à l’oreille. Et vous n’auriez pas cru cela, il était doué, vraiment doué. Enfin… on essayait de le protéger un peu.

Merlin agita la feuille de journal.

— Et puis ensuite… tout casse…

— Je n’y crois pas, répéta Louis. Je pense que quelqu’un utilise Vauquer et s’en venge en même temps.

— Un des violeurs ?

— Un des violeurs. Vous pourriez peut-être m’aider.

— Vous y croyez vraiment ? Y a-t-il une seule chance que vous ayez raison ?

— Plusieurs chances.

Après quoi, Merlin se renversa dans son fauteuil à dossier flexible et garda le silence. Le bruit de la ponceuse continuait inlassablement à vriller les oreilles. Merlin jouait avec deux petites pièces de monnaie qu’il se coinçait entre les doigts d’une main, se décoinçait et se recoinçait. Il bougeait les lèvres, ses paupières tombaient sur ses yeux mornes. Il réfléchissait, et ça durait. Louis pensait qu’il faisait même plus que cela, ce sympathique amphibien. Il semblait tâcher de maîtriser une émotion avant de reprendre la parole. Il s’écoula ainsi presque trois minutes. Louis s’était contenté de déplier ses longues jambes sous le bureau, et il attendait. Soudainement, Merlin se leva et alla ouvrir la fenêtre d’un geste brutal.

— Arrête ton engin ! cria-t-il, penché par-dessus la petite rambarde. Arrête, je te le demande ! J’ai quelqu’un !

Puis il ferma la fenêtre et resta debout.

On entendit le sifflement de l’engin décroître, puis cesser.

— Mon beau-père, expliqua Merlin dans un soupir exaspéré. Sans arrêt avec ses machines infernales, même le dimanche. À l’Institut, je l’avais remisé au fond du parc avec sa menuiserie, j’avais la paix. Mais ici, depuis cinq ans, c’est l’enfer…

Louis hocha la tête en signe de compréhension.

— Mais qu’est-ce que vous voulez y faire ? reprit Merlin comme pour lui tout seul. C’est mon beau-père tout de même… Je ne peux pas le mettre dehors à soixante-dix ans.

Un peu accablé, Merlin revint à son fauteuil et reprit sa méditation pour quelques instants.

— Je donnerais n’importe quoi, dit-il enfin d’un ton dur, pour que ces deux types soient en tôle.

Louis attendit.

— Voyez-vous, continua l’ancien directeur en faisant un visible effort pour contrôler sa voix, ces trois violeurs ont démoli ma vie. Alors que le jeune Vauquer a failli me la sauver. J’aimais cette femme, Nicole Verdot, j’espérais l’épouser. Oui, j’avais bon espoir, j’attendais les vacances d’été pour en parler. Et puis, ce drame… Une jeune femme et trois ordures. Rousselet s’est tué et je ne vais pas le pleurer. Les deux autres, je donnerais n’importe quoi pour les faire coffrer.