Mme Bonnot entra à cet instant et déposa sur la table du pastis et un abondant plateau de pâtisseries.
— Servez-vous, dit Bonnot en lançant un coup de menton vers le plateau. Je ne mange jamais de gâteaux. Pâtissier, ça exige beaucoup de discipline.
Bonnot se servit à boire et Louis comme Marc firent comprendre qu’ils étaient également intéressés par le pastis.
— Pardonnez-moi. Je croyais que les policiers ne buvaient pas chez les gens.
— On est de l’Intérieur, réexpliqua Louis, et les gens de l’Intérieur ont toujours bu chez les autres.
Bonnot lui lança le même regard en biais et emplit les verres sans commentaire. Marc tendit à Louis les croquis de Clairmont et du Sécateur, se servit un gros millefeuille et attaqua la silhouette de Clément Vauquer. Bonnot ne lui était qu’à moitié sympathique et ça l’arrangeait de pouvoir rester en marge de la conversation.
Bonnot examinait à présent avec Louis le dessin du Sécateur, en tripotant ses lunettes sur son nez. Il eut une petite moue de dégoût.
— Il n’est pas très agréable, si ?
— Non, convint Louis, pas très.
Bonnot passa au portrait de Clairmont.
— Non, dit-il au bout d’un moment, non… Comment voulez-vous que je me rappelle ? Vous connaissez l’histoire… C’était en février, l’assassin était emmitouflé dans une écharpe, avec un bonnet par là-dessus. Je n’ai même pas pensé à le regarder, tellement j’étais choqué. Et ensuite, la bousculade, et puis la poursuite, toujours de dos… Je suis désolé. S’il fallait choisir entre les deux, à la silhouette, à la corpulence, je voterais pour celui-là, dit-il en posant un doigt sur Clairmont. L’autre me paraît un peu large des épaules. Mais franchement…
Marc arracha sa page avec bruit et posa le croquis silhouetté de Clément sous ses yeux. Puis il choisit un éclair au café et se remit à son bloc. Le type était bon pâtissier, rien à dire. Un emmerdeur comme Lucien aurait décrété que les parts étaient trop grosses, sans raffinement, mais ça convenait parfaitement à Marc.
— Non… répéta Bonnot. Je ne sais pas. Peut-être celui-là est-il trop maigrichon…
— Comment courait-il ?
— Pas bien. Il n’allait pas très vite, il tenait les bras en arrière et il ralentissait tous les dix mètres, comme s’il fatiguait. Il n’avait rien d’un sprinter, ça non.
— Comment se fait-il qu’il ait pu vous échapper dans ces conditions ?
— Je suis un très mauvais coureur moi-même. En plus, j’ai dû m’arrêter pour ramasser mes lunettes qui étaient tombées. Le gars en a profité pour me filer entre les doigts. Voilà comment cela s’est passé. Pas plus malin que ça.
— Personne d’autre n’a couru avec vous ? Personne d’autre ne l’a vu ?
— Personne.
— Vous étiez seul quand l’attaque a eu lieu ?
— Ma femme était à la maison.
— Elle n’a rien entendu ?
— Non. Mais moi, j’étais encore dans la cage d’escalier, j’arrivais juste sur le palier quand ça s’est produit.
— Je comprends.
— Pourquoi vous me demandez ça ?
— Pour me figurer votre réaction. Ce n’est pas commun de se jeter aux trousses d’un assassin.
L’homme haussa les épaules.
— Je vous le certifie, dit Louis. Vous n’êtes pas peureux ?
— Si, comme tout le monde. Mais il y a toujours une chose dont les hommes n’ont pas peur, hein ?
— Quoi donc ?
— Eh bien des femmes, pardi ! Et moi, ce type-là, sur le coup, j’ai bel et bien cru que c’était une bonne femme ! Alors je me suis lancé après elle sans penser. C’est pas plus malin que ça.
Marc hocha la tête tout en griffonnant. Le « Très Moyennement Courageux Pâtissier », rectifia-t-il intérieurement. Au moins, cette visite n’avait pas été inutile, le monde rentrait dans l’ordre des choses.
— Comment il était, ce millefeuille ? demanda Bonnot en se tournant vers Marc.
— Excellent, répondit Marc en levant le crayon. Copieux, mais excellent.
Bonnot approuva de la tête et revint à Louis.
— Ce sont les policiers qui m’ont détrompé. D’après eux, une femme n’aurait pas eu la force nécessaire pour abattre la voisine aussi rapidement. La voisine était sacrément solide, faut le dire.
— J’aimerais beaucoup savoir, dit Louis en tendant un doigt vers la bouteille de pastis, ce qui vous a fait penser à une femme ? Vous avez entr’aperçu son visage, son corps ? Ne serait-ce qu’une seconde ?
Bonnot secoua lentement la tête en lui versant un second verre.
— Non… Je vous ai expliqué qu’elle, qu’il était complètement emmitouflé. Il avait un gros manteau de laine marron, et un pantalon ordinaire, comme on peut en voir l’hiver aux hommes et aux femmes…
— Des cheveux qui dépassaient du bonnet ?
— Non… Ou alors je ne les ai pas vus. Je n’ai rien vu, dans le fond. J’ai juste cru que c’était une solide bonne femme, pas très jeune, et pas spécialement gracieuse. Je ne sais pas pourquoi. Pas à cause des habits, pas à cause de la silhouette, pas à cause du visage ou des cheveux. Alors à cause d’autre chose, forcément, mais je ne sais pas quoi.
— Cherchez, ça pourrait être très important.
— Mais ils ont dit que c’était un homme, objecta Bonnot.
— Et si vous aviez raison ? proposa Louis.
Un sourire un peu sournois passa sur le visage du pâtissier. Il posa son menton dans ses mains et réfléchit en marmonnant. Louis rassembla les dessins et les tendit à Marc qui les glissa dans son bloc.
— Je ne vois rien, dit Bonnot en se redressant. C’est loin.
— Ça viendra peut-être, dit Louis en se levant. Je vous appellerai ce soir pour vous laisser le numéro de mon hôtel. Et si quoi que ce soit vous revenait en mémoire, concernant la femme ou les croquis, laissez-moi un message. Je suis encore là toute la matinée.
Marc et Louis marchèrent un moment dans la ville à la recherche d’un dîner. La soirée était encore très chaude et Louis tenait précautionneusement sa veste sur son bras.
— Mauvaise pioche, dit Marc.
— Sans doute. L’homme n’est pas très engageant.
— J’ai dessiné pour rien. Le très moyennement courageux pâtissier est totalement myope, de toute façon.
— Mais cette histoire de femme est très intéressante, si elle est vraie.
— Ce qui n’a rien de certain. Il ne transpire pas la franchise.
Louis haussa les épaules.
— Il y a des gens comme ça. Viens, on va bouffer là. C’est un des petits restaurants où Clément avait l’habitude de venir jouer le soir.
— Je n’ai pas faim, dit Marc.
— Comment étaient les gâteaux ?
— Réellement bons. Comme pâtissier, le type est réglo.
Louis choisit une table isolée.
— Dis-moi, dit-il en s’asseyant, qu’est-ce que tu dessinais chez le trouillard pâtissier, après avoir terminé les portraits ? Des églises, des fleuves, des gâteaux ?
— Le vieux Clairmont te dirait que tout cela, ce sont des femmes. Je ne dessinais ni les uns ni les autres.
— Quoi alors ?
— Tu veux vraiment le savoir ?
Marc lui tendit le bloc ouvert et Louis grimaça.
— Qu’est-ce que c’est que cette saleté ? Un de tes diables putrides ou quoi ?