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— Pas de besoin, dit Bonnot en secouant la tête. Je vous ai dit ce que vous vouliez savoir, je ne peux pas plus. Les visages que vous m’avez montrés hier, ils ne me disent toujours rien.

Louis regagna sa voiture d’un pas traînant. Il n’était que midi, il avait le temps de passer au commissariat rendre visite à Pouchet. Louis estimait juste et nécessaire de le tenir informé de sa progression. Ils discuteraient de la reproduction des équidés et du meurtre de Nevers. Il y avait de fortes chances pour que ce soit lui qui ait interrogé Bonnot, à l’époque.

Louis récupéra Marc à trois heures et quart. Il était penché par-dessus le parapet de pierre du vieux pont, et, la tête basculée dans le vide, il regardait couler la Loire. Louis klaxonna et ouvrit la portière sans bouger de son siège. Marc sursauta, courut à la voiture et Louis redémarra sans commentaire.

Plus pour ébrécher la rêverie de Marc que pour l’informer, Louis lui restitua par le menu sa conversation du matin avec le Pleutre Pâtissier, puis son déjeuner avec Pouchet. C’était bien lui qui avait mené l’interrogatoire du témoin. Mais à aucun moment il n’avait été question à l’époque d’un tube de rouge à lèvres. Louis avait payé quatre bières, et ils avaient bu à la santé de tous les bébés mulets à venir.

— Pardon ? dit Marc.

— C’était un pari sur le grand mystère de la conception des mulets. Tu sais, les gros ânes costauds.

— Où est le mystère ? dit Marc innocemment. Les mulets sont les rejetons des ânes et des juments. Dans le cas inverse, c’est un bardot. Sur quoi vous avez parié ?

— Sur rien, dit Louis en fixant la route.

36

Après avoir déposé Marc devant la baraque pourrie, Louis fila droit vers la rue de l’Université. La voix du vieux Clairmont résonna dans l’interphone.

— Kehlweiler, annonça Louis. Paul Merlin n’est pas là ?

— Non. Absent pour la soirée.

— Ça tombe parfaitement. C’est vous que je viens voir.

— À quel sujet ? dit Clairmont avec l’intonation dédaigneuse qu’il adoptait souvent.

— Claire Ottissier, une femme morte à Nevers. Il y eut un court silence.

— Ça ne me dit rien, reprit la voix du vieux.

— Elle est retournée contre la pendule de votre atelier. Vous l’avez sculptée.

— Ah ! C’est celle-là ? Pardonnez-moi, je ne me souviens pas de tous les noms. Et alors quoi ?

— Vous m’ouvrez la porte ? dit Louis en haussant le ton. Ou vous préférez qu’on discute de votre art nécrophile devant tous les passants ?

Clairmont libéra la porte et Louis le rejoignit dans l’atelier. Le sculpteur s’était posé sur un tabouret haut, torse nu, cigarette fumante aux lèvres. Avec un petit ciseau à bois, il entaillait la chevelure de la statuette en cours.

— On va faire vite, dit Louis. Je suis plutôt pressé.

— Pas moi, dit Clairmont en faisant voler un copeau.

Louis attrapa une pile de photos sur l’établi, s’assit sur un haut tabouret face à Clairmont et se mit à la feuilleter rapidement.

— Faut pas vous gêner, dit Clairmont.

— Comment choisissez-vous les femmes que vous allez sculpter ? Jolies ?

— Indifféremment. Toutes les femmes n’en forment qu’une.

— Avec rouge à lèvres ou sans rouge à lèvres ?

— Indifféremment. Ça a de l’importance ?

Louis reposa la pile sur l’établi.

— Mais de préférence, vous les choisissez mortes ? Mortes assassinées ?

— Pas de préférence. Il m’est arrivé d’immortaliser quelques victimes. Je ne m’en cache pas.

— Pour quoi faire ?

— Je crois vous l’avoir déjà dit. Pour les immortaliser, et pour honorer leur supplice.

— C’est quelque chose qui vous fait plaisir ?

— Certainement.

— Combien de victimes avez-vous… « honorées » ?

— Je dirais sept ou huit. Il y a eu la femme étranglée dans la gare de Montpellier, les deux jeunes filles d’Arles, les femmes de Nevers, quand j’y résidais… Je n’en fais plus, ces derniers temps. Je crois que ça me passe.

Clairmont frappa le ciseau d’un coup de marteau et dégagea une languette de bois.

— Quoi d’autre qui vous chiffonne ? reprit-il, en étouffant son mégot dans la sciure.

Louis fit un signe et le vieux lui passa une cigarette.

— J’ai l’intention de vous faire arrêter pour le viol et l’assassinat de Nicole Verdot, et le meurtre de Claire Ottissier, dit Louis en allumant sa cigarette à la flamme que lui tendait Clairmont. En attendant d’examiner d’autres chefs d’accusation.

Clairmont secoua l’allumette, sourit et réattaqua la chevelure de bois.

— Ridicule, dit-il.

— Ce n’est pas la question. Les statuettes des deux victimes et votre présence sur les lieux convaincront largement le commissaire Loisel, surtout si je le lui demande. Il s’occupe du tueur aux ciseaux et il est à cran. Il désire un coupable.

— Quel rapport ?

— Claire est la première victime du tueur. Après Nicole Verdot, mais Nicole n’appartient pas à la série. Elle est un prélude.

Un léger trouble passa sur le visage du sculpteur.

— Vous avez l’intention de me mettre tout cela sur le dos ? À cause de mes statuettes ? Vous êtes dingue, ma parole ?

— Vous ne saisissez pas mon plan. Comme vous dites, il n’y a pas de charge, et les flics vous lâcheront après quarante-huit heures, qui ne seront d’ailleurs pas de la rigolade. Mais quand vous reviendrez ici, le mal sera fait : votre beau-fils vous suspectera à jamais d’avoir participé au viol et à la mort de Nicole. Diffamez, diffamez, il en restera toujours quelque chose. Il en restera même tellement qu’il vous foutra dehors, si vous avez la chance qu’il ne vous découpe pas avant avec votre scie sauteuse. Et comme vous ne vivez que de son fric, vous crèverez de misère.

Louis se leva et arpenta l’atelier les mains dans le dos.

— Je vous laisse réfléchir, dit-il calmement.

— Et si je n’aimais pas votre plan ? demanda le vieux en plissant le front, l’expression inquiète.

— Alors vous me raconteriez tout ce que vous savez du viol de Nicole Verdot et j’oublierais provisoirement mon plan. Car vous savez quelque chose. Soit vous y étiez, soit vous savez. Votre cambuse n’était pas à vingt mètres des lieux.

— Ma cambuse était derrière les arbres. Je dormais, je l’ai dit.

— C’est à vous de choisir. Mais faites vite, parce que je n’ai pas la nuit devant moi.

Clairmont serra ses deux mains sur le crâne de sa statue et soupira, tête baissée.

— C’est des méthodes de brute, dit-il entre ses dents.

— Oui.

— Je n’y suis pour rien, ni pour le viol, ni pour les crimes.

— Votre version ?

— Il y avait Rousselet, l’étudiant qui est mort dans la Loire. Et le jardinier.

— Vauquer ?

— Non, pas le crétin, l’autre.

— Thévenin ? Le Sécateur ? demanda Louis en frémissant.

— C’est cela, le Sécateur. Et il y avait un troisième type.

— Qui ?

— Je ne l’ai pas reconnu. Rousselet a violé Nicole, le Sécateur n’a pas eu le temps. Le troisième n’a rien fait.

— Comment le savez-vous ?

Clairmont hésita.

— Grouillez-vous, dit Louis entre ses dents.

— J’ai tout vu depuis ma fenêtre.

— Et vous n’avez pas bougé ?

Clairmont agrippa la tête de sa statue.