— Non, j’ai regardé. Avec mes jumelles.
— Grandiose. C’est pour ça que vous n’avez rien dit aux flics ?
— Évidemment.
— Même quand Vauquer a été soupçonné ?
— Il a été relâché tout de suite.
Louis marcha sans dire un mot dans la pièce, faisant lentement le tour de l’établi.
— Qu’est-ce qui prouve que vous n’êtes pas le troisième homme ?
— Ce n’est pas moi, dit violemment Clairmont. C’était un inconnu. Un voyeur, sans doute une connaissance du Sécateur. Si vous le cherchez, c’est par là qu’il faut aller creuser.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
— Le surlendemain, j’ai vu le Sécateur dans un bistrot de Nevers. Il était plein aux as et il claquait de grosses sommes au bar. Ça m’intriguait, je l’ai surveillé pendant quelque temps. Le fric a duré au moins un mois, sans compter ce qu’il avait dû se mettre à gauche. J’ai toujours pensé qu’il avait été payé pour ce viol, grassement payé, et Rousselet aussi. Et que le payeur, c’était celui qui tenait la fille. Le voyeur.
— Grandiose, répéta Louis.
Le silence s’installa à nouveau, pesant. Louis tournait un petit morceau de bois entre ses doigts, qui tremblaient légèrement, et Clairmont regardait ses pieds. Quand Louis se dirigea vers la porte, le vieux sculpteur lui jeta un regard alarmé.
— Ne vous inquiétez pas, lui dit Louis sans prendre la peine de se retourner, Paul ne saura pas de quelle façon majestueuse vous avez pris soin de son amie. Sauf si vous m’avez menti.
Les dents serrées, les mains crispées sur le volant, Louis remonta la rue de Rennes à vive allure, brûla la priorité à un bus et fonça vers le cimetière du Montparnasse. C’est en se garant dans la rue Froidevaux, alors qu’une lourde pluie d’orage commençait à tremper le pare-brise, qu’il réalisa qu’il était plus de huit heures et que la grille du cimetière était depuis longtemps fermée. Sans Marc, il n’avait aucun moyen d’escalader le mur. Louis soupira. Chercher Marc pour escalader, chercher Marc pour dessiner, chercher Marc pour courir. Mais Marc s’était ostensiblement esquivé dans une autre époque et Louis doutait de pouvoir l’arracher ce soir à la baraque pourrie.
La voiture donna des signes de faiblesse dans l’avenue du Maine et Louis jeta un coup d’œil sur sa jauge. Plus d’essence. Il cala pas loin de la tour Montparnasse. Il avait fait l’aller et retour à Nevers sans se préoccuper de son réservoir. Il donna un coup de poing sur le tableau de bord, sortit en jurant et, lentement, poussa la voiture le long du trottoir. Il sortit son sac et claqua la portière. La pluie tombait à présent par seaux entiers sur ses épaules. Il marcha aussi vite qu’il le pouvait jusqu’à la place, et s’engouffra dans le métro. Ça devait bien faire six mois qu’il n’avait pas pris le métro et il dut consulter un plan pour repérer son trajet jusqu’à la baraque pourrie.
Sur le quai, il ôta sa veste, sans bousculer la poche où roupillait le crapaud, qui, contrairement aux espoirs de Marc, ne s’était pas précipité en délire vers les berges de la Loire. Bufo, à vrai dire, ne se précipitait jamais en délire sur quoi que ce soit. C’était un amphibien pondéré.
Louis monta dans la rame en s’égouttant et s’assit lourdement sur un strapontin. Le fracas du train étouffait les paroles atroces du vieux Clairmont, et c’était aussi bien comme cela pour dix minutes. Il avait dû se contenir pour ne pas l’aplatir dans son tas de sciure. Aussi bien également que la grille du cimetière fût bouclée. Il n’était pas certain que le napperon protège-fils aurait pu faire grand-chose pour le Sécateur ce soir. Louis respira à fond, posa son regard sur une voyageuse aux cheveux trempés, sur une affiche publicitaire, puis sur un poème arabe du IXe siècle, qui était affiché au bout du wagon. Il le lut consciencieusement du premier au dernier vers, et tâcha d’en déchiffrer la signification, plutôt absconse. C’était une affaire d’espoir et de dégoût, et ça convenait à son humeur. Soudain, il se raidit. Qu’est-ce que foutait un poème arabe du IXe siècle dans son wagon de métro ?
Louis examina l’affiche. Elle était proprement placardée dans son cadre de métal, à côté de la publicité. Elle comportait deux strophes du poème, suivies du nom de l’auteur et de ses dates de naissance et de mort. En bas, le sigle de la RATP, et un slogan : Des rimes en vers et en bleu. Stupéfait, Louis descendit à la station suivante et monta dans le deuxième wagon. Il y trouva un petit poème en prose de Prévert. Il fit les cinq wagons et compta cinq poèmes. Il attendit la rame suivante et inspecta les cinq voitures. Dix poèmes. Il changea, et passa en revue les wagons de deux rames successives. Quand il descendit à Place d’Italie, il était à la tête de vingt poèmes. Le chant arabe s’était répété quatre fois, le Prévert trois fois.
Abasourdi, il s’assit sur le quai, les coudes sur les genoux, le visage appuyé sur les mains. Pourquoi ne l’avait-il pas su plus tôt, bon sang ? Mais il ne prenait jamais le métro. Nom de Dieu. Ils affichaient des poèmes dans les rames et il ne le savait pas. Depuis quand cette opération avait-elle démarré ? Six mois ? Un an ? Louis vit passer devant ses yeux le visage entêté et ardent de Lucien. C’est Lucien qui avait raison. Ce n’était plus des foutaises de littérateur, c’était une effrayante possibilité. Tout s’inversait. Il ne s’agissait plus d’un assassin en quête de poème, mais d’un poème venu croiser la route d’un dément. D’un dément qui l’avait lu dans le métro, face à son siège, comme s’il avait été écrit pour lui, qui l’avait lu et relu, et qui y avait trouvé un « signe », une « clef ». Il n’était plus nécessaire que le tueur fût un fin lettré. Il suffisait qu’il prenne le métro, il suffisait qu’il s’asseye et qu’il regarde. Et que ce texte lui tombe dessus, comme si le destin lui adressait un message personnel.
Louis grimpa les escaliers et frappa à la vitre du guichet.
— Police, dit-il au vendeur de tickets en exhibant sa vieille carte du ministère. Je dois contacter immédiatement un responsable de station. N’importe lequel. Intimidé, le jeune homme examina les vêtements trempés de Louis et céda devant le bandeau tricolore qui barrait la carte. Il déverrouilla l’étroite porte d’accès et le fit entrer dans l’habitacle.
— Du grabuge en bas ? demanda-t-il.
— Aucun grabuge. Est-ce que vous savez depuis quand la RATP affiche des poèmes ? Je suis très sérieux.
— Des poèmes ?
— Oui, dans les rames. « Des rimes en vers et en bleu. »
— Ah, ça ?
Le jeune homme fronça les sourcils.
— Je dirais un an ou deux. Mais en quoi…
— Une affaire de meurtres. J’ai besoin d’informations urgentes concernant un poème précis. Je veux savoir s’il a été affiché, et si oui, quand. Les types de la communication de la RATP doivent savoir ça. Vous avez un annuaire des services ?
— Ici, dit le jeune homme en ouvrant un placard métallique et en en sortant un classeur délabré.
Louis prit place derrière un guichet fermé et feuilleta le registre.
— Mais à cette heure-là, intervint timidement le jeune homme, vous ne trouverez personne.
— Je le sais, dit Louis d’un ton las.
— Si c’est si urgent que ça…
Louis se tourna vers lui.
— Vous avez une idée ?
— C’est-à-dire… Enfin… je pourrais toujours appeler Ivan. C’est le colleur d’affiches… À force de coller, il en connaît un bout. Peut-être bien que…
— Allez-y, dit Louis. Appelez Ivan.
Le jeune homme composa le numéro.
— Ivan ? Ivan ? C’est Guy, décroche ton putain de répondeur, c’est urgent, je t’appelle du guichet !