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Tard dans la matinée du mercredi, Louis passa la grille du cimetière du Montparnasse. La pluie de la veille avait un peu rafraîchi le temps, et les allées ramollies du cimetière sentaient la terre et les tilleuls. La veille au soir, Louis avait attendu le retour des évangélistes jusqu’à deux heures et demie. Vandoosler le Vieux avait raccompagné Marthe vers onze heures. Clément n’aimait pas la voir partir, et il posait la tête sur son épaule. Marthe lui frottait les cheveux.

— Prends une douche avant de te coucher, lui avait-elle dit doucement. C’est important de bien prendre sa douche.

Louis avait pensé que Marthe était tout à fait susceptible d’inventer des napperons protège-fils cousus de moralité, comme la mère du Sécateur. Ensuite, il était resté seul devant le feu de bois, les yeux fixés sur les flammes, la pensée inlassablement tournée vers le tueur aux ciseaux. Étrangement, les trois images qui lui défilaient en tête étaient le dessin agrandi par quarante de la mouche de l’assassin, le poulet basquaise de Lucien, et le pied du Couard Pâtissier faisant des ronds dans la farine. Il était fatigué, certainement. Et puis Lucien avait fait une entrée bruyante et baroque avec sa canne-épée. Aucun des trois hommes n’avait remarqué quoi que ce soit dans les rues.

Louis traversa tranquillement le cimetière, sa bouteille de sancerre à la main, sans apercevoir le Sécateur. La cabane était vide. Il en inspecta la seconde partie, de l’autre côté de la rue Émile-Richard, sans plus de succès. Un peu inquiet, il revint à la grille et s’informa auprès du gardien.

— C’est bien la première fois qu’on réclame après lui, grommela le gardien, hostile. Il est pas venu, ce matin. C’est pour quoi ? Si c’est pour le dessoiffer, dit-il en montrant la bouteille, ça peut attendre. Doit être en train de cuver sa bibine quelque part.

— Ça lui arrive souvent ?

— Non, jamais, convint le gardien. Doit être malade. M’excusez, j’ai mon tour à faire. Avec tous les fous qui se trimballent.

Louis s’éloigna dans la rue, soucieux. Avec le Sécateur envolé, la situation commençait d’échapper à son contrôle de toutes parts. Prévenir Loisel devenait urgent. Louis sauta dans un bus vers Montrouge et tourna un bon moment dans des rues grises avant de trouver le refuge du Sécateur. Coincé entre un terrain vague à l’abandon et un café aux vitres opaques, le petit immeuble perdait son enduit par plaques. Une voisine lui indiqua la chambre de Thévenin.

— Mais il est pas là en ce moment, précisa la femme. Paraît qu’il a un logement de fonction sur son lieu de travail. Il y en a qui ont de la veine.

Louis colla son oreille au battant de la porte pendant quelques minutes sans percevoir aucun bruit. Il frappa plusieurs fois et renonça.

— Quand je vous dis qu’il n’est pas là, insista la femme, boudeuse, c’est qu’il n’est pas là.

Sa bouteille de sancerre toujours en main, Louis gagna, de bus en bus, le commissariat de Loisel. Il s’agissait de le mettre en piste dans les trois rues sans évoquer Clairmont ni le Sécateur, sans gripper la machine. Parler des deux mortes de Nevers, c’était devenu inévitable. Loisel allait apprendre tôt ou tard le viol du parc, si ce n’était déjà fait. L’éloigner de Clément, insister sur le poème, sur le Soleil noir. Trouver le meilleur angle d’attaque, ça n’allait pas être facile, Loisel n’était pas un imbécile.

— Tu as du neuf pour les traces sur le tapis ? demanda Louis en s’asseyant face à son collègue.

Loisel lui tendit une cigarette-paille.

— Que dalle. C’est sûrement des traces de doigts, voilà tout. Aucune substance anormale dans le tapis.

— Pas de trace de rouge à lèvres ?

Loisel fronça les sourcils en soufflant la fumée.

— Tu ne ferais pas cavalier seul, des fois, l’Allemand ?

— Dans l’intérêt de qui ? Je ne suis plus en poste, je te le rappelle.

— C’est quoi, ton histoire de rouge ?

— À vrai dire, je n’en sais rien. Je crois que le tueur avait déjà dézingué pas mal de monde avant de se lancer en spécialiste dans la capitale. Une certaine Nicole Verdot, pour commencer, qu’il a supprimée en urgence après un viol, et Hervé Rousselet, un complice du viol qui risquait de bavarder. Faut croire qu’il y a pris plaisir et il a étranglé et piqueté une seconde jeune femme moins d’un an après, Claire Ottissier. Tu trouveras ces noms aux fichiers, affaires classées sans suite.

— Où cela ? demanda Loisel, en arrachant une feuille de bloc, stylo en main.

— Où penses-tu que ça ait eu lieu ?

— À Nevers ?

— Exactement. Ça date de neuf et huit ans.

— Clément Vauquer, souffla Loisel.

— Il n’est pas le seul homme de Nevers. Sache qu’il était pourtant sur la scène du viol. Tu l’apprendras d’une manière ou d’une autre, je préfère que cela vienne de moi. Sauveteur et simple témoin, ni violeur ni assassin.

— Ne fais pas l’imbécile, l’Allemand. Tu défends ce type ?

— Pas spécialement. J’estime seulement qu’il s’est jeté dans nos bras un peu trop facilement.

— Jusqu’à nouvel ordre, je n’ai personne dans les bras. D’où tires-tu tout cela ?

— L’affaire Claire Ottissier a grondé dans mes archives. Même manière d’opérer, comme on dit.

— Et l’autre ? Le viol ?

Louis avait prévu la question. Le ton de Loisel était coupant, ses traits figés.

— Dans le journal local. J’ai fait du dépouillement.

Loisel serra les mâchoires.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que tu cherchais ?

— L’explication d’un possible acharnement contre Vauquer.

Loisel marqua une pause.

— Et ce rouge ? reprit-il.

— Le meurtre de Claire Ottissier a eu un témoin. J’ai été l’interroger à Nevers hier.

— Ne te gêne pas pour nous, surtout ! explosa le commissaire. Je suppose que ma ligne était en dérangement et que tu n’as pas réussi à me joindre ?

Louis posa ses mains à plat sur la table et se mit debout calmement.

— Je n’aime pas ta manière de me parler, Loisel. Je n’ai jamais eu pour habitude de dresser un compte rendu détaillé de mes tâtonnements. À présent que j’ai des certitudes, je viens t’en faire part. Si cette façon de faire te déplaît, et si mes informations ne t’intéressent pas, je fous le camp et tu te démerdes.

Si tu veux la paix, prépare la guerre, songea Louis, qui n’avait pourtant jamais beaucoup aimé cette formule.

— Annonce, dit Loisel après un court silence.

— Ce témoin, Bonnot, a vu le meurtrier ramasser un truc près de la tête de la victime. D’après lui, mais il n’a rien vu de près, c’était un tube de rouge. Il a cru que c’était une femme.

— Quoi d’autre encore ?

Louis se rassit. Loisel était calmé.

— Le poème que je t’ai montré l’autre jour. C’est devenu sérieux, très sérieux. Il a été affiché dans le métro pendant deux mois, avant Noël dernier. Je voudrais que tu boucles les rues de la Lune, du Soleil et du Soleil d’or. Et que tu fasses prévenir toutes les femmes seules. Les rues ne sont pas grandes.

— Où tu veux en venir, avec ton métro ?

— Suppose que le tueur soit un allumé, un paranoïaque, un obsessionnel…

— Sûrement, dit Loisel en haussant les épaules. Et alors ? Tu ne crois tout de même pas qu’il va se choisir un poème pour ne pas se perdre en route, si ?

— Non, c’est le poème qui l’a choisi. Suppose que ce type veuille bousiller toutes les femmes de la planète, mais suppose qu’il ne soit pas assez dingue pour risquer sa peau dans un massacre sans fin ? Suppose que, trouillard, maniaque et calculateur, il décide de n’en bousiller qu’un échantillon, mais un échantillon significatif, qui vaille pour toutes les femmes ? La partie pour le tout ?