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— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Rien. Mais moi, c’est comme ça que je raisonnerais.

— Ah. Bonne nouvelle. Et qu’est-ce que tu ferais d’autre ?

— Je chercherais une clef chargée de sens pour constituer mon échantillon.

— Et ce serait ce poème ? ricana Loisel.

— Ce serait ce poème, rencontré quatre fois dans le métro, ou n’importe quoi que le Destin m’enverrait : une image sur un papier de sucre et un devoir d’écolier dans le caniveau, une visite des témoins de Jéhovah et une liseuse de bonne aventure devant le supermarché, le nombre de marches de l’escalier répété trois fois dans la journée, les paroles d’une chanson un soir au bar et un article dans le journal…

— Tu te fous de moi ?

— Tu n’as jamais tourné cinq fois ton sucre dans le café et évité de marcher sur les lignes, par terre ?

— Jamais.

— Tant pis pour toi, mon vieux. Mais sache que c’est comme cela que ça marche, en cent fois pire, quand tu as une grosse mouche dans le casque.

— Pardon ?

— Un grain. Et celle du tueur, c’est une effroyable mouche qui fait son miel des foutus signes du Destin qui jonchent la vie quotidienne. Il a vu le poème, depuis son strapontin, « Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé… », un début qui saisit, non ? Il l’a revu le soir en rentrant, serré dans le wagon bondé, le nez écrasé sur les vers… « Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie »… Et peut-être le lendemain encore, et le surlendemain… « Les soupirs de la sainte et les cris de la fée »… Suggestif, pour un violeur, ne crois-tu pas ? Un texte abscons, cryptique, où chacun peut loger sa folie… Il le cherche, il le guette, il le trouve… Et pour finir, il l’adopte, il l’absorbe et il en fait le pivot de sa rage meurtrière. C’est comme ça que ça marche, avec certaines mouches.

Loisel jouait avec son crayon, dubitatif.

— Il faut que tu balises ces rues, dit Louis avec insistance. Que tu visites tous les immeubles. Loisel, nom de Dieu !

— Non, dit Loisel d’un ton résolu, en appuyant la gomme du crayon sur son front. Je t’ai déjà dit ce que j’en pensais.

— Loisel ! répéta Louis en claquant de la main sur la table.

— Non, l’Allemand, je ne marche pas.

— Alors c’est foutu ? Tu laisses faire ?

— Je suis désolé, mon vieux. Mais merci pour les crimes de Nevers.

— Il n’y a pas de quoi, gronda Louis en se dirigeant vers la porte.

Mécontent et anxieux, Louis s’accorda en route le droit de se ronger les cinq ongles de la main gauche, la main du doute et du cafouillis. Il s’arrêta pour avaler un morceau dans un café. Crétin borné de Loisel. Qu’est-ce qu’ils allaient bien pouvoir faire, à quatre ? Si au moins il avait pu mettre la main sur le Sécateur… Il lui aurait enfilé le litre de sancerre avec un entonnoir jusqu’à ce qu’il lui crache le nom du troisième homme. Mais Thévenin s’était débiné, et les pistes se brisaient net.

Il rejoignit la baraque pourrie vers trois heures, pour rendre compte de son échec auprès de Loisel et de la disparition du jardinier. Marc était à sa table à repasser, il avait pris du retard dans son linge. Lucien enseignait, le chasseur-cueilleur collait son tas de cailloux avec Clément, qui y prenait goût, et Vandoosler le Vieux désherbait l’essart. Louis le rejoignit et s’assit sur une souche d’acacia. Le bois noirci était tiède.

— Je suis inquiet, dit Louis.

— Il y a de quoi, répondit le parrain.

— On est mercredi.

— Oui. Ça ne devrait plus traîner, maintenant.

Les quatre hommes quittèrent la baraque pour prendre leur garde vers sept heures. Louis se joignit à Lucien pour surveiller la rue de la Lune par ses deux accès.

Le temps passait lentement, monotone, et Louis se demanda combien de nuits ils allaient tenir. Il estima qu’après huit soirs, il faudrait abandonner le guet. Ils ne pouvaient pas se planter là avec du poulet basquaise la vie durant. Les riverains commençaient à leur jeter des regards intrigués. Ils ne comprenaient pas ce que ces types foutaient là, immobiles, depuis trois soirs déjà. Louis regagna son lit un peu avant trois heures. Il vira Bufo du matelas et s’endormit lourdement.

Le lendemain, Louis tenta une seconde offensive sans succès auprès de Loisel. Il visita une nouvelle fois le cimetière et la chambre de Montrouge, mais le Sécateur n’avait pas reparu. Il passa le reste de la journée à taper mollement la traduction de la vie de Bismarck, et au soir, il rallia la baraque. Les trois hommes s’apprêtaient à partir, Lucien emballant avec précaution sa barquette de bœuf à la vapeur et aux oignons.

— Tu es un peu ridicule, Lucien, fit remarquer Marc.

— Soldat, dit Lucien sans se déranger de son ouvrage, si l’on avait pu nourrir les troupes au bœuf vapeur à l’oignon, la face de la guerre en eût été changée.

— C’est certain. La face de la guerre t’aurait ressemblé, et les Allemands se seraient bien marrés.

Lucien haussa les épaules avec dédain, et déroula une feuille d’aluminium, trois fois plus longue que nécessaire. Vandoosler le Vieux et Clément avaient déjà entamé une partie de cartes sur le bout de la table, en attendant que Marthe vînt les rejoindre.

— À mon tour personnel, disait Clément.

— C’est cela. Joue, répondait Vandoosler.

Ce jeudi soir, Louis partit faire la garde avec Marc, à la ruelle du Soleil d’or. Ça le rassurait de faire le tour de toutes les rues, il essayait d’oublier combien cette garde était vaine, presque un peu grotesque.

Le lendemain, Louis, comme dans un rituel, quadrilla le cimetière du Montparnasse, sous le regard plein de défiance du gardien. Ce grand type aux cheveux noirs qui passait tous les jours ne lui semblait pas très régulier. Avec tous ces dingues.

Puis il fit son tour à Montrouge, sous l’œil également soupçonneux de la voisine, et rejoignit Bismarck. Il se mit à sa traduction avec un peu plus d’ardeur que la veille, ce qui ne lui parut pas bon signe. L’indice qu’il commençait à désespérer d’aboutir dans sa traque du tueur aux ciseaux. Et dans ce cas plus que probable, qu’allaient-ils faire de la poupée de Marthe ? Cette question redoutable projetait une ombre grandissante sur ses pensées. Cela faisait dix jours que le vieux flic et les évangélistes menaient une vie de séquestrés, fermant les volets, bloquant les visites, barrant la porte, dormant sur le banc, et dix jours que Clément n’avait pas vu la lumière du jour. Louis ne voyait pas comment une telle situation pouvait s’éterniser. Quant à boucler Clément chez Marthe, ça n’avait rien de plus réjouissant. Le gars perdrait le peu qu’il avait de tête sur l’édredon rouge, ou bien il se tirerait. Et les flics mettraient la main dessus.

On en revenait toujours là.

Clément n’avait au fond bénéficié que d’un court sursis. Il n’avait pas d’espoir de sortir du piège. Si tant est, bien sûr, que Clément Vauquer fût bien ce qu’il disait être.

On en revenait toujours là, aussi.

Le surlendemain, vendredi, après le cimetière, après Montrouge et après Bismarck, Louis se présenta à la baraque. Il était un peu tôt, Marc était encore à ses ménages et Lucien au collège. Louis prit place à la grande table et regarda Clément qui jouait avec la vieille Marthe. En dix jours de réclusion, l’air s’était saturé d’odeurs de cigare et d’alcool, et la pièce sombre prenait les allures d’un tripot. Un tripot où l’on ne venait pas jouer pour le plaisir mais surtout pour tuer le temps. Marthe tâchait de varier les distractions et renouvelait les jeux. Pour ce soir, elle avait apporté le jeu d’osselets que Clément avait laissé chez elle, dans le lit où il avait dormi la première nuit. Clément aimait les osselets. Et en effet, le jeune homme les maniait avec une grande dextérité, lançant les astragales en l’air et les rattrapant toutes les unes après les autres comme un jongleur.